SERPENT COSMIQUE



Février 1974. Dick commande à sa pharmacie une livraison de pilules analgésiques. Une fille sonne. L’écrivain distingue la forme d’un poisson à son cou. Qu’est-ce que ce signe ? La jeune femme touche la chose et dit au client : « C’est un symbole qu’utilisaient les premiers chrétiens. » Et hop, Thomas, réincarnation d’un chrétien primitif, toque à la porte du ciboulot de Dick. Qui le laisse entrer en lui. Ou plutôt, non : c’est Fat, double déjanté de l’auteur au cœur de sa personnalité schizophrène, qui accueille cette « information vivante », autrement appelée « plasme ».
Peu après, un psychiatre attentionné demande au jumeau de Dick : « “D’où venait le plasme, à l’origine ?”
Fat resta un moment silencieux avant de répondre : “D’une autre constellation.
- Voudriez-vous me dire laquelle ?
- Sirius.
- Alors, vous devez croire que les Dogons du Mali sont à l’origine du christianisme.
- Ils utilisent le signe du Poisson. Pour Nommo, le jumeau bénéfique.
- Qui serait alors la première voie ou le Yang.
»1
Motif pré-chrétien, le signe du poisson ressemble à s’y méprendre aux deux serpents entrelacés du caducée, symbole de la médecine occidentale. Il est aussi « la double hélice de Crick et Watson », figure de la molécule d’ADN découverte en 1953, l’année où Dick pond près de la moitié des nouvelles dont l’imaginaire inondera toute son œuvre. Ce poisson stylisé, cousin du double serpent des chamanes d’Amazonie ou des Aztèques, envoie donc son drôle de message à la tête, au corps, aux molécules, à l’ADN de l’écrivain au sein duquel sommeille la mémoire de l’humanité – comme elle dort en nous tous…
« C’est la mémoire génétique, le code de l’ADN. Cela explique l’expérience cruciale de Fat, au cours de laquelle le symbole chrétien du poisson a désinhibé une personnalité inscrite dans un passé vieux de deux mille ans. Lui eût-on montré un symbole plus ancien, son abréaction l’aurait mené encore plus loin dans le temps ; après tout, les conditions étaient idéales : il avait reçu une dose de penthotal, le “sérum de vérité”. »

Et si Philip K. Dick était un chamane ? S’il était lui-même le Glimmung ou quelque incarnation de Dieu ? Et si le penthotal avait été pour lui l’équivalent médicamenteux de l’ayahuasca des Indiens Ashaninca du Pérou ? En ce cas, Jeremy Narby pourrait être le cousin de Dick, ou l’une de ses réincarnations contemporaines. Docteur en anthropologie de l’Université de Stanford et auteur en 1995 d’un livre culte, Le serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir, Narby pose une question toute dickienne : « Se pourrait-il que les chamanes d’Amazonie dans leurs hallucinations “voient” la double hélice (le double serpent) de l’ADN, cette molécule commune à tous les êtres vivants, et accèdent ainsi aux secrets les plus intimes de la nature ? »2
D’abord sceptique, le jeune anthropologue a bu la mixture hallucinogène du sorcier Ashaninca. Imbibé de cette potion magique, il a vu lui aussi les serpents jumeaux danser, entrelacés au cœur de ses rêves comme le dessin d’une improbable daurade pré-chrétienne. Puis il a senti les innombrables plantes de la jungle lui parler, pendant et surtout après la période extatique. Comme s’il avait reçu un rayon d’ADN, shoot ébouriffant de connaissances. Ou fumé un joint de plasme (en avalant la fumée). Comme Fat dans Siva, Jeremy Narby a vécu la transmission miraculeuse d’une information vivante. Ensuite, des années durant, il a exploré cette découverte, menant des recherches universitaires. Était-ce vraiment de la magie ? Le savoir hallucinatoire des chamanes n’est-il qu’une vision intérieure, version magnifiée et néanmoins très opérationnelle de la psychose ? Ou les Indiens reçoivent-il réellement grâce au Serpent cosmique de l’information de Gaia ? Des données qui passent du monde dit extérieur à l’individu ? Et si les deux hypothèses, l’occidentale et la chamanique, étaient complémentaires ? Après tout, comme l’affirme Jeremy Narby en héritier (savant) de Philip K. Dick et de Timothy Leary, « Il y a effectivement de l’ADN à l’intérieur du cerveau humain, ainsi que dans le monde extérieur des plantes, puisque la molécule de la vie qui contient l’information génétique est la même pour toutes les espèces. L’ADN peut donc être considéré comme une source d’information à la fois externe et interne. »


1 Philip K. Dick, Siva (1978, 1981), dans La Trilogie Divine, L’intégrale, Denoël/Lunes d’encre (2002), p. 329.
2 Jeremy Narby, « Sur la piste du serpent », texte paru en décembre 1996 dans le n°73 de la revue Le Temps Stratégique, http://www.archipress.org/narby/serpent.htm… Lire aussi Jeremy Narby, Le Serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir, Georg (1997).

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