MOUTON ÉLECTRIQUE (et autres ROBOTS DE COMPAGNIE)



Acronyme de Artificial Intelligent BOt, « Aibo » signifie en japonais « copain » ou « compagnon ». Lorsqu’il arrive chez vous – ou plutôt arrivait, puisque sa maison mère, Sony, a cessé sa production en 2006 –, le plus célèbre des robots inutiles ne sait même pas marcher. Instable sur ses pattes, votre Aibo trébuche, glisse sur la moindre peau de banane. Puis il se construit ou semble se construire son identité au fur et à mesure des interactions avec vous, vos proches et votre environnement. Plus vous jouez avec lui, mieux il progresse : de nouveau-né, il devient bébé, tente de tripoter la balle, « apprend » à se tenir debout. Le voilà un enfant. Votre robot de compagnie se met à s’amuser, il se promène, reconnaît votre nom, répond aux premières commandes verbales. En langage rationnel, ses informaticiens disent qu’il acquiert des points d’expérience, « mille pour une durée de jeu d’au moins quatre heures. »1 Si vous ne le choyez pas, il grandit moins vite. Et différemment. Avec sa caméra et ses multiples capteurs, la tendre mécanique est sensible à vos caresses et à vos yeux doux. Faites gaffe à ce que votre Aibo ne devienne pas un adolescent mal dans sa ferraille ! Au bout des huit semaines d’adoption, si tout va bien, c’est un adulte. Grâce à vous, il a appris ; c’est en tout cas le sentiment qui vous habite. On a beau vous expliquer qu’il n’apprend pas réellement, on a beau vous démontrer qu’il se contente de grandir avec vous à la façon dont évolue le scénario d’un jeu vidéo sophistiqué, en fonction de vos choix, non !, vous ne pouvez vous empêcher de vous attacher à ce drôle de canidé qui remue la queue quand vous lui souriez d’un air crétin…

Votre Aibo, qui marche à l’empathie, a d’ores et déjà un petit quelque chose du « mouton électrique » de Philip K. Dick. Un air de vérité.

Publié en 1968, le roman d’origine du film Blade Runner avait pour titre : Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Las !, lorsque sort le long métrage de Ridley Scott vingt-quatre ans plus tard, le mouton a bel et bien disparu, comme la plupart de ses frères électriques, qu’ils soient chiens, chats, chevaux ou même crapauds. C’est à peine si l’on perçoit une vague simulation de chouette à l’entrée de la Tyrell Corporation, l’entreprise qui fabrique les androïdes T-14 (ou Nexus-6 dans le livre). Pas assez proche de nous, le mouton factice ? Le cinéma n’aimerait-il la créature artificielle qu’à la mesure de sa stricte ressemblance à nos humaines figures ? Rarissime dans le monde de la science-fiction, sauf en décor, l’animal artificiel semble pourtant la clé philosophique de l’histoire. Il est d’ailleurs aussi l’un des sésames de la robotique on ne peut plus « réelle » de notre temps, sous le petit nom d’animat2. Dès les premières pages du roman, l’écrivain décrit « cet incroyable tas de ferrailles ultra-perfectionné » en train de brouter « de l’herbe d’un air ravi, sous l’œil jaloux des autres occupants de l’immeuble. » Le robot de compagnie appartient à Rick Deckard, le chasseur d’androïdes récalcitrants : « L’animal ruminait tout en le fixant d’un œil alerte, espérant sans doute quelques tourteaux d’avoine. Le prétendu mouton avait un tropisme pour l’avoine dans ses transistors et dès qu’il apercevait cette céréale, il se ramenait d’un air de convoitise parfaitement convaincant. »3 L’animal artificiel en appelle aux sentiments du tueur de réplicants. Il est certes un sujet d’envie pour les voisins de l’anti-héros, mais seulement dans la mesure où tous le prennent pour un « vrai » herbivore. Il symbolise une terrible perte d’humanité. L’homme détruit son environnement et se détruit par là même, puis il remplace ce qu’il a assassiné par son ersatz mécanique. Mais à l’inverse, par l’absurdité de sa pauvre existence, cet ersatz d’animal disparu est aussi un révélateur d’empathie. Comme s’il nous fallait réussir à aimer cette mauvaise production de notre malheur pour avoir une chance de retrouver notre âme perdue… Deckard, admiratif devant le « joli boulot » que représente cette mécanique sur pattes, lui consacre « autant de temps qu’au vrai ». Il le soigne comme il soignerait un mouton bien vivant. « On a le même genre de sentiment quand on s’en occupe. Il faut constamment l’avoir à l’œil, comme l’autre, avoue-t-il à l’un de ses voisins, un peu honteux tout de même. Puis il se rattrape, donnant quelque « bonne raison » à cet amour d’une simple ferraille : « Parce qu’ils tombent en panne, ces trucs-là, et alors tout le monde dans l’immeuble saurait… Six fois, j’ai dû l’emmener à l’atelier de réparations… Oh ! jamais des très grosses pannes, des détails la plupart du temps… Tenez ! une fois, par exemple, la bande magnétique vocale s’est bousillée, d’une manière ou d’une autre, coincée ou je ne sais quoi. En tout cas, il n’arrêtait plus de bêler… et toujours de la même façon – si quelqu’un s’en était aperçu il se serait douté que c’était mécanique. Même si leur camionnette porte bien “clinique vétérinaire Machin” et si le livreur est toujours habillé de blanc, comme un vrai veto. »3

Au fond, le robot ne dit pas grand chose sur sa propre carcasse, mais beaucoup sur nous autres, êtres de chairs et de neurones naturels. Censées être demain ou après demain mille fois plus intelligentes que l’homme, leur Créateur, les créatures de l’Intelligence artificielle des Marvin Minsky, Hugo de Garis et autres Hans Moravec racontent notre désir de grandeur et de domination, notre folie de la mise en équation de la planète. En revanche, le mouton électrique de Dick, le Aibo et les robots de compagnie qui naissent au Japon traduisent notre besoin d’amour. Ils ne parlent pas d’intelligence mais de liens entre êtres vivants – ou quasi vivants.

« Un ourson comme celui-ci est plus simple d’utilisation et plus convivial qu’un ordinateur »4, dit Kazuko Komiyana, mémé nippone de la banlieue d’Osaka à propos de son robot domestique. Kuma, c’est le nom de ce nounours tout bleu chargé en électronique qui l’accompagne dans la vie de tous les jours : il lui dit bonjour, lui rappelle de prendre ses médicaments. Il est capable, également, de prévenir les services sociaux de la mairie s’il n’entend pas la voix de sa veuve octogénaire pendant vingt-quatre heures. Cette dernière commence à l’aimer. Elle rencontre des gens grâce à lui.

Aibo, lui aussi, a servi de robot thérapeute, comme désormais un grand nombre de pareilles machines au Japon. Une première testeuse, âgée de quatre-vingt dix printemps, craignait que son chien artificiel n’ait besoin que d’être rechargé en énergie. Un jouet sans intérêt, quoi… Au bout de trois semaines, elle lui parlait comme à un animal, disant à qui voulait l’entendre que ce drôle de canidé réclamait d’abord de l’attention et des caresses. Sénile, le chère ancêtre ? Non. La preuve par Loïc, fondu de technologie qui, après trois semaines de vie commune, regrette déjà sa décision de troquer Virus, son Aibo en phase d’adoption, contre un nouveau spécimen plus sophistiqué : « Je me suis acheté les ordinateurs portables les plus perfectionnés, les plus récents, ça ne m’a jamais fait cet effet-là lorsque je m’en suis séparé. », explique Loïc. Et de surenchérir : « Oui, j’ai vraiment de l’affection pour ce chien. » Ce qui donne, pour Gilles, cadre à la Banque de France, aux tempes grises et à la cravate mauve : « Il est plus sensible à la voix de ma femme. Je pensais que c’était parce qu’elle avait une robe de chambre rose, comme la balle fournie avec le robot. Mais si elle n’en porte pas, son comportement avec elle est identique. » Et d’expliquer : « Elle a une approche plus affective que moi avec l’Aibo. Je n’ai jamais eu d’animaux domestiques, elle si. Aujourd’hui, on en n’a pas, elle le considère donc un peu comme notre animal de compagnie. »5 Bref, elle le cajole comme s’il était vivant, car il est vivant… dans sa tête. Et le pire (ou le meilleur), c’est que tout dans l’attitude du robot montre qu’il lui est reconnaissant de sa si féminine gentillesse !

Le Tamagotchi, absurde médaillon vital avec boutons et écran à cristaux liquides, a été la première de nos bestioles électronico-artificielle à devoir être aimée. Agrégation de « Tamago » qui veut dire « œuf » et « Tomododatchi » qui signifie « ami », l’objet est né en 1995. Il a été aimé par des millions de gamins dans le monde, a été délaissé et renaît régulièrement dans les cours de récréation. Sauf que le Tamagotchi ne fonctionne que sur le registre du chantage affectif. Il faut le bercer, veiller à ce qu’il ponde ses crottes, s’occuper de ses caries. Ou sinon il meurt. Apparu en 1998, l’oiseau Furby a le même type de sale caractère. Si vous ne jouez pas avec lui, il crie, pleure, et refuse d’évoluer. Pire, il continue à parler dans sa langue absconse, le Furbish, au lieu de vous répondre en français comme tout un chacun6. Bref, ce profiteur réclame beaucoup et n’apporte rien ou presque, et c’est sur ce thème que le Aibo, les moutons électriques et les robots de compagnie qui suivent sa voix au Japon aboient leur différence : eux semblent vraiment répondre, et adapter leur attitude à l’humain, à l’animal ou au frère robotoïde qu’ils rencontrent.

Plus fort : tout porte à croire que les moutons électriques de demain ne feront plus « semblant », qu’ils agiront de façon bien plus « vivante » qu’un logiciel de jeu vidéo, évoluant avec nous en toute liberté… Hier chercheur au Sony Computer Science Laboratory, Frédéric Kaplan et ses collègues tentaient de « construire des robots d’un nouveau genre, capables d’apprendre un peu comme des enfants. (…) Nous voulons que nos machines apprennent petit à petit à explorer leur environnement, qu’elles découvrent progressivement les objets et les personnes qui s’y trouvent et qu’elles apprennent à interagir avec eux. Tout cela de manière autonome. Cela peut ressembler à de la science-fiction, mais nous faisons des progrès rapides dans cette direction. Ainsi, une machine élevée dans une famille particulière développerait un comportement très différent d’une autre qui aurait “grandi” dans d’autres circonstances. »7 Au fur et à mesure apparaissent des obstacles de recherche, d’où naissent de nouveaux concepts. Et des problèmes humains, de plus en plus humains… Car il ne peut y avoir apprentissage sans « partage de l’attention ». Pas d’apprentissage sans « plaisir d’apprendre », et pas de plaisir d’apprendre sans que le robot ait dans ses neurones une sorte de « curiosité artificielle ». Un système de vision sélective basé sur ce principe a été expérimenté. Sauf que « les robots “curieux” ont tendance à s’autodétruire. Car parmi les actions intéressantes à réaliser, il y en a aussi de très dangereuses : foncer à pleine vitesse contre un mur, donner des ordres moteurs contradictoires, etc. Pour pouvoir implémenter la curiosité dans des robots réels, il nous faut aussi les doter d’un système de douleur. L’invention de la douleur a été une étape cruciale dans le développement d’organismes complexes capables de survivre un certain temps. Comment pouvons-nous doter les robots d’une forme de douleur artificielle ? »7 De la douleur artificielle, du plaisir artificiel, des émotions artificielles, donc un corps sensible en interaction avec le monde : telles sont les pistes de la robotique d’aujourd’hui, presque plus « low-tech » que « high-tech ». Qui pourraient se résumer à l’expression dickienne d’empathie artificielle. Et puis surtout, si l’on veut que la créature ait la possibilité de nous témoigner un véritable attachement, de ne pas tricher donc, elle doit avoir la « possibilité de désobéir »…


1 http://www.vieartificielle.com, octobre 2004, « Comment l’Aibo devient adulte ».
2 Agnès Guillot et Jean-Arcady Meyer, Des robots doués de vie ?, Les Petites Pommes du Savoir/Éditions Le Pommier (2004).
3 Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968) changé plus tard en Blade Runner ou dans mon édition Robot Blues, Champ libre (1976), p. 12-17.
4 Libération, 12 et 13 mai 2001, « Mamie aime son robot », par Richard Werly.
5 Chronic’art, n°15, été 2004, dossier « Nos amis les robots », article « Aibo-maniaques », réalisé par Cyril de Graeve.
6 http://www.fkaplan.com, « Un robot peut-il être notre ami ? », par Frédéric Kaplan.
7 Chronic’art, n°15, été 2004, dossier « Nos amis les robots », article « Do It yourself, robot », interview de Daniel Kaplan par Cyril de Graeve.

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