VA (VIE ARTIFICIELLE)



Dans une nouvelle de 1953, « Monsieur le vaisseau », le lecteur découvre un engin spatial sur lequel on a greffé le cerveau d’un vieux professeur à l’aube de sa mort. Cinquante ans plus tard, dans le monde réel, nous n’en sommes qu’au cerveau de lamproie, artificiellement maintenu en vie dans quelque vague soupe biologique afin de piloter un robot créé à Chicago par une équipe de scientifiques italiens et américains, tandis que d’autres chercheurs prélèvent directement sur le vivant de quoi compléter leurs créatures artificielles. Ainsi ces petits robots japonais qui détectent des odeurs avec de « vraies » antennes de bombyx du mûrier. Ou cette machine qui nage avec des muscles de grenouille1.

Dès ses premières divagations de plume, Dick anticipe l’impossible renversement de la machine au vivant, rêvant d’une mécanique constituée de vie. Il s’amuse d’objets, techniques ou non, fabriqués de matière organique à la façon de la « cravate vivante Werner » du Dieu venu du centaure, dont « les couleurs sont une véritable forme de vie primitive » importée puis élevée sur Terre2. Ou sinon, à défaut d’une telle matière, dès ses premiers textes, il anticipe l’idée d’apprentissage par de pures mécaniques, afin qu’elles deviennent autonomes. Il anticipe ainsi le principe même de la robotique sous son mode Vie artificielle plutôt qu’Intelligence artificielle – les deux étant désormais plus complémentaires que strictement opposées.

Exemple épatant de Vie artificielle en mode robotique (fort différente de sa sœur aînée l’Intelligence artificielle) : les chariots miniatures créés par l’ingénieur Himmel à partir d’un « protoplasme » qui « n’est plus vivant ». Selon les mots de son patron, cette matière organique « meurt au moment de l’application du fixateur », et n’est plus dès lors « qu’un circuit électronique aussi inerte qu’un robot ». Ce à quoi le technicien répond : « Je considère que ces objets sont vivants (…). Ce n’est pas parce qu’ils sont de qualité inférieure et ne peuvent assurer le guidage d’une fusée dans l’espace qu’ils ne méritent pas de mener leur humble existence. Oui, je les lâche dans la nature et ils se promènent en liberté pendant dix ans, peut-être même davantage. C’est suffisant. Ainsi leurs droits sont-ils respectés. »3

Avant de les larguer, Himmel « entraîne » ses bestioles. Et si ces créatures machiniques primaires s’entraînent, c’est pour s’ébattre au plus vite, toutes seules, en milieu hostile, libres sans leur créateur. L’apprentissage donc, histoire de se dépatouiller des cailloux, des flaques d’eau, des tapis persans, des tapirs ou des fourmis que la chose artificielle trouverait sur son chemin… Mais aussi, en un stade plus évolué de l’autonomie robotique, la faculté à prendre des décisions et à se réparer soi-même à la façon des « pièges homéostatiques » de « Qui perd gagne » (1964) et de Dr Bloodmoney (1965), objets techniques qui « font tout tout seuls. Ils s’autodéterminent. Il suffit de les lâcher et ils se mettent en chasse… »4 Avec le risque que cette liberté ne tourne au vinaigre comme dans Les Marteaux de Vulcain (1956), lorsque les méga ordinateurs qui gèrent la planète manifestent « la volonté positive des créatures vivantes qui poursuivent un but »5 et se rebellent contre les hommes qui les ont créées. Le sésame, pour qui veut échapper à ce scénario d’une banalité toute hollywodienne, est l’inutilité des chariots de l’ingénieur, le désir de permettre la vie sans le moindre objectif de rentabilité. Pourquoi ne pas créer des robots ineptes, par amour, juste pour nous accompagner au quotidien ? Des concentrés de belles mécaniques, toute fleuries de tendresse, à l’image de Posy et du Pierrot Noir, deux des robots du laboratoire Flower Robotics ?6

Car aujourd’hui, ce sont les êtres humains qui salissent de leur soif de domination leurs propres créations artificielles sans risque que ces mêmes créations ne s’attaquent en retour à leurs humains, qui sont en quelque sorte leurs Dieux à elles. Soit une hypothèse qu’illustre une autre nouvelle, totalement prémonitoire du versant informatique de la Vie artificielle : Le problème des bulles. Côté pile : dans notre réalité des années 1990, le biologiste Tom Ray a magouillé Tierra, jungle artificielle dopée aux théories de l’évolution, cultivée dans la mémoire virtuelle de son ordinateur et qui s’est étendue sur l’ensemble d’internet. Une île du Docteur Moreau de 0 et de 1, avec un « ancêtre », des insectoïdes se pourchassant, puis mutant, un « parasite », un « faucheur », un « hyper-parasite »… Soit un monde sur ordinateur, fort primitif, qui évolue effectivement sans son créateur, c’est-à-dire privé de son Dieu, l’humain Tom Ray. Côté face, dès 1953 dans sa réalité toute imaginaire, Dick anticipe le principe même d’univers de Vie artificielle de type Tierra… Il décrit « des mondes subatomiques en conteneurs clos. On crée la vie. On la confronte à des difficultés pour enclencher le processus d’évolution et tâcher ainsi de la pousser de plus en plus loin. »7 Avec une dérive terrifiante : la destruction de ces mondes bulles par leurs créateurs, Dieux trop humains se mutant en démiurges infernaux.


1 Agnès Guillot et Jean-Arcady Meyer, Des robots doués de vie ?, Les Petites Pommes du Savoir/Éditions Le Pommier (2004).
2 Philip K. Dick, Le Dieu venu du centaure, J’ai lu (1964, 1969 pour les éditions Opta), p.18 dans cette édition de poche.
3 Philip K. Dick, En attendant l’année dernière (1966), dans le recueil Substance rêve, Presses de la Cité/Omnibus (1993), p. 1030-1031.
4 Philip K. Dick, « Qui perd gagne » (1964), dans Nouvelles, 1963-1981, Denoël/Présence (1998), p. 205.
5 Philip K. Dick, Les Marteaux de Vulcain (1956), dans le recueil La Porte Obscure, Presses de la Cité/Omnibus (1994), p. 435.
6 Libération, 18 et 19 octobre 2003, « Il y a de l’amour dans les robots », interview de Takuya Matsui par Michel Temman.
7 Philip K. Dick, « Le problème des bulles » (1953), dans Nouvelles, Tome 1 1947-1953, Denoël/Lunes d’encre (1987, 1996), p. 891.

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