MARS



Rendez-vous sur Mars et ses colonies. Dans les systèmes d’Alpha ou de Proxima du Centaure. Sur la lune de Callisto, dans les eaux de Sirius V ou les gaz de Titan. Inutile de dresser la liste. Ce que les chercheurs du troisième millénaire appellent les « exoplanètes », c’est-à-dire les planètes de la galaxie ayant une taille et un environnement pas loin de ceux de la Terre, où il y aurait en théorie quelque chance de trouver de la vie, sont depuis des lustres l’évidence même de toute la science-fiction. Or les scientifiques en découvrent de plus en plus, de ces corps célestes qui pourraient en principe se rapprocher de notre Terre. Je dis bien : « en principe », car nous autres Terriens n’avons toujours pas déniché la preuve – tangible – qu’il existe une vie ailleurs que sur notre chère Gaïa, si malmenée par notre manque de soins. Bref, le programme de recherche SETI, pour « Search for Extraterrestrial Intelligence », n’a toujours pas sorti de son ombre le divin « Alien ». Certains s’en lamentent. À l’instar d’un Stephen Hawking, ils sont persuadés que l’avenir de l’humanité tient à la découverte d’exoplanètes où elle pourra un jour ou l’autre s’exiler. Là me semble être le hic : l’enjeu magique, qui peuple encore mes rêves, n’est pas l’exode loin de ma planète, mais la certitude d’un « Ailleurs », voire la découverte de l’existence d’un « Autre » radical. Le rationalisme à courte vue de Stephen Hawking et de ses pairs assassine le mystère sans lequel je me sens plus rétréci qu’une courgette après dix jours de cuisson. Ce mystère de l’inconnu est de plus en plus difficile à trouver sur une Terre qu’on croit intégralement quadrillé par notre savoir comme par nos transports réels et virtuels – du TGV à Google Earth. Pourquoi faudrait-il ratatiner également cet « Ailleurs » où s’ébattent peut-être des créatures à jamais au-delà de la capacité de compréhension de notre ciboulot ? Pourquoi ne pourrait-on croire en ces êtres et ces lieux improbables sans se sentir obligé de leur serrer la pince ou, à terme, de faire comme si nous pourrions les comprendre ? Pourquoi ne serait-il pas suffisant, voire bien plus riche, de simplement les imaginer ? De les deviner ?

Aussi rebelle soit-il aux clichés du genre science-fiction, Philip K. Dick n’a jamais cessé de cultiver ce double songe de « l’Autre » et de « l’Ailleurs ». Le lecteur pourrait se gausser de ses visions de Mars, porte d’à côté qu’il suppose – difficilement – cultivable… tout en sachant pertinemment que son sol, sec comme un Sahara passé à l’azote liquide, ne l’est pas et ne le sera jamais. Ce critique aurait tort. Mars est un symbole, tout comme le sont les Martiens. À la façon du « chien fantasme » du Dieu venu du Centaure, créature métaphysique condamnée à le rester – métaphysique –, ses délires concrétisent le rêve d’un « autre » impossible, ou d’un « ailleurs » dans un décor tout aussi grotesque. Paradoxe créateur : c’est l’évidence absolue de cette impossibilité de vivre sur la planète rouge qui rend la réalisation fictionnelle d’une telle vie martienne si puissante ! Sous ce regard, la toute fin des Chaînes de l’avenir , à savoir l’exode de Cussik sur la planète Mars, juste histoire de refaire sa vie avec sa femme et quelques gamins, malgré des conditions affreuses, a quelque chose de touchant. L’ex agent du Relativisme et sa femme Nina, qui l’avait quitté pour suivre les certitudes de Jones, à même de voyager dans le temps, à un an jour pour jour, y retrouvent une âme. Pas si loin d’une énième réincarnation d’Adam et Ève, ils démontrent le caractère crucial d’une « nouvelle frontière ». Mais à l’inverse, l’histoire de Nina et du tyran prônant la fuite du système solaire trop étroit ou trop maltraité par l’humain illustre la façon dont la colonisation de l’espace devient vite entre des mains comme celles de Jones un mauvais rêve, taillé pour l’abrutissement du peuple. Aussi, lorsque aujourd’hui Stephen Hawking, fort d’une raison sans contrepoids, affirme que les Terriens devront quoi qu’il arrive vivre un jour en diaspora, dans quelque exoplanète qu’ils auront dû coloniser, il tue le rêve qu’il croit concrétiser. Car, sans aller jusqu’à l’endoctrinement des masses, il troque le mystère de ce rêve d’un ailleurs par une certitude qu’il pense raisonnable, mais qui sonne comme un exil à vie aux conséquences incommensurables de misères, ou comme une nouvelle version du « demain on rase gratis », méthode vieille comme la civilisation pour mettre toute révolte sous sédatif.

Quand je dis que nous devons préserver le caractère de « l’ailleurs », c’est-à-dire prendre acte et accepter l’impossibilité à le saisir dans sa radicale étrangeté comme dans l’immensité de ses éventualités, je ne dis pas qu’il faut renoncer à le poursuivre, et abandonner notre façon de nous définir sans cesse de nouvelles frontières. Le problème n’est pas l’Amérique et sa découverte, mais la transformation de ce dévoilement en un processus d’appropriation exclusive, et partant en une inexorable machine de destruction de ses premiers habitants – Yanomamis, Mohicans, Sioux et autres « peaux-rouges ». Soit l’expression la plus violente et plus stupide du refus de « l’autre » dans son « extérioralité ». Et l’incapacité de comprendre tout ce que son étrangeté aurait pu nous apporter de vraiment riche, c’est-à-dire de réellement différent…

Il y a dans Les Joueurs de Titan une scène psychédélique, proprement indescriptible, où l’anti-héros humain du roman de Dick se retrouve dans la peau d’un Vug de la planète Titan, et saisit – sans le comprendre et le vivre car c’est impossible – à quel point les deux peuples ont des appréhensions et des modes de perceptions du monde incompatibles.

De peur de l’annihiler par la bêtise de notre ego et par notre manque d’empathie, faut-il donc renoncer à approcher « l’autre » radical ? Cesser toute initiative de découverte d’un « ailleurs » absolument autre, qu’il s’incarne en une exoplanète ou dans quelque vie extraterrestre ? Ce serait financièrement plus économique pour les puissances de la Terre, et ça devrait satisfaire notre anthropocentrisme béat. Mais cela risquerait de calcifier nos âmes. Criez que « l’ailleurs » n’est qu’un désert, clamez que « l’autre » n’existe pas, et vous tuerez nos échanges avec l’indicible… Rationalisez et affirmez à l’inverse notre prétention de tout connaître de « l’autre » comme de « l’ailleurs », et cette fanfaronnade aura strictement le même effet destructeur sur tout espoir de dialogue avec l’indicible ou même le simple inconnu. Le refus de tout ailleurs comme sa vraie fausse mutation en certitude de connaissance sont les deux faces d’une même dangereuse stupidité, fille de toutes les croisades. En revanche, la poursuite poétique de quêtes de vies étrangères, au travers d’une humble science de l’exoplanète comme d’une littérature de science-fiction aussi ambitieuse que fantasque, en devient de l’ordre d’une mystérieuse nécessité… Comme un désir incompréhensible de chercher à atteindre un infini par essence inatteignable, désir qui est sans doute aussi notre meilleure antidote au suicide collectif.

1 Philip K. Dick, Les Chaînes de l’avenir (1956), dans le recueil La Porte Obscure, Presses de la Cité/Omnibus (1994), p. 477-621.

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