RÉALITÉ



Dick doute de la réalité. Du début à la fin de son œuvre protéiforme, il se demande : qu’est-ce que le réel ? Y a-t-il même une réalité au-delà de nos perceptions ? Autrement dit : n’y a-t-il pas autant de réalités que d’êtres croyant percevoir une seule et même réalité ?

Le solipsisme guette-t-il l’écrivain ? Ou la schizophrénie ?

Lorsque Platon professe que l’homme est « un bipède sans plumes », Diogène le cynique philosophe se rend dans son Académie et y jette un poulet déplumé, criant : « voilà l’homme de Platon ». Dick semble plus platonicien que diogénien, donnant quelque crédit à la métaphore de la Caverne, à cette dangereuse conviction que notre réel tangible pourrait n’être qu’un masque d’ombre, qu’une illusion du « vrai » monde, pour nous autres inaccessible. Sauf que chez Mr Tagomi du Maître du haut château ou chez Joe Chip du très métaphysique Ubik, le questionnement sur la réalité ne se vit point comme une certitude philosophique. Il s’agirait plutôt d’une gêne, d’un inquiétant sentiment de défaut de réalité. D’une absence plus que d’une présence. Bref, d’une maladie, dont le symbole pourrait être la façon dont les objets du quotidien se transmutent en leurs ancêtres du passé dans Ubik. Le réfrigérateur hypermoderne devient un « énorme modèle hydraulique », tandis que la télé haut de gamme se transforme en poste radio. Ici, l’idéalisme prend corps, littéralement : « C’était peut-être la vérification assez épouvantable d’une ancienne philosophie mise au rancart, la théorie des idées chez Platon, des archétypes qui, pour chaque catégorie d’objets, sont la seule réalité. »1 Sauf que cette concrétisation des objets en leur essence rompt la stérilité de l’idée telle que Platon la monte au pinacle. L’idée, motivée par le doute fondamental de l’écrivain, devient matière à toucher. À sentir. À vivre. Elle en devient aussi tristement matérielle que le « pyjama à rayures bariolé style costume de clown » de Joe Chip, cet anti-héros, cet irresponsable aux poches trouées dont le linge traîne sur le parquet.

D’une certaine façon, Dick agit avec l’idée de Platon, donc avec sa vision d’une réalité « vraie » en lieu et place de la réalité vécue (donc de l’ordre du virtuel), comme Diogène avec son poulet déplumé. Il la déshabille. Sauf que lui n’est sûr de rien. Et surtout pas du caractère objectif de ladite réalité. Au contraire de l’un et l’autre philosophe, l’écrivain n’a pas la moindre réponse à son interrogation désespérée sur le réel. Et c’est la permanence de cette non-réponse qui rendent féconds les multiples jeux de réalité que lui permet sa science-fiction fortement imbibée de fantastique… et de métaphysique.


1 Philip K. Dick, Ubik, Robert Laffont/Ailleurs & Demain (1969, 1970), p. 164.

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