CÉPHASCOPE



Dans Substance mort (1977), roman de terreur réaliste plus que de science-fiction, la véritable Machine n’en est pas une : c’est la drogue, tueuse au service de la Machine sociale.

Plus étrange, la seule machine au sens propre du terme s’y avère être un outil mystérieux qu’on devine un vague descendant multimédia voire télépathique de la bonne vieille chaîne Hi-Fi de l’auteur. Bref, une anticipation magnifique de nos écrans de divertissement tous azimuts de notre début du XXIe siècle. Cet objet technique répond d’abord au curieux patronyme de « céphascope », puis il se transforme, une vingtaine de pages plus loin, en un « céphalochromoscope » qui ouvre plus de lattitude à l’interprétation. S’il n’était qu’un « chromoscope », l’appareil pourrait être la version « utra-colorée », donc psychédélique, de quelque home cinéma des temps à venir. Mais voilà : il y a ce « céphalo », « céphalo » pour cerveau. Comme si, à l’idée du mur écran nourri de sons et d’images, s’ajoutait celle d’une pénétration d’univers jusqu’au fin fond de notre esprit. Comme si le multimédia se mêlait de LSD pour mieux susciter des mondes addictifs sur lesquels pourraient agir nos neurones, pas si loin des Second life et autres World of Warcraft de notre aujourd’hui virtuel et connecté.

Au mépris des conventions du genre science-fiction, Dick lance le mot incongru, « céphascope », sans l’expliciter, détail irréaliste au milieu d’une myriade de détails on ne peut plus quotidiens. Ainsi transmet-il le sésame de ses pensées comme si de rien n’était.

Première clef : cette technologie de SF est celle autour de laquelle Fred, alias Bob Actor, a « organisé la partie agréable de son emploi du temps – la seule portion de la journée qui leur permettait à tous de se détendre, une parenthèse moelleuse. »1 Cette technique « positive », empathique peut-être, semble pour le personnage central de Substance mort l’une de ses rares bouées contre la misère spirituelle.

Deuxième clef : cet appareil est « bricolé ». Le bidouilleur, ancêtre du hacker, peut se l’approprier. Aussi sophistiqué soit-il, le « céphalochromoscope » appartiendrait donc autant au monde « low-tech » qu’à celui de la « high-tech ».

Troisième clef : l’un des amis de l’auteur réincarné, hippie drogué qui bosse à la brigade des Stups, bousille sa chose… « Pas de couleur, et pas de céphatraces, rien du tout » : ça ne marche plus. Ce dernier rempart contre la déprime totale disparaît, et prend une terrible dimension : ce si aimable « céphascope », capable de pénétrer notre tête, ne risque-t-il pas de devenir une machine de contrôle ? Ne l’est-il pas déjà ?


1 Philip K. Dick, Substance mort, Denoël/Présence du futur (1977, 1978), p. 43, 52-53, 74. Le livre a été réédité en 2007 en Folio SF.

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