RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE



New York. Dans l’avenir très proche du Dieu venu du Centaure, imaginé en 1964, à midi en plein soleil, il fait 80 degrés centigrades. Vision de fin du monde (pire qu’une bombe nucléaire ?) : au sens littéral du terme, une telle température serait invivable pour l’homme comme pour le paresseux, le pigeon, le poisson rouge ou la mouche tsé-tsé. D’ailleurs, selon les estimations de l’Organisation mondiale de la santé, les températures ne pourraient grimper que de 1,5 à 5,5 degrés centigrades dans les cent prochaines années. Sauf que cette augmentation de chaleur, en apparence ridicule face au four du Dieu venu du Centaure, signerait une catastrophe écologique monstrueuse sur Gaia, notre Terre. Avec 5 degrés supplémentaires, notre écosystème subirait des modifications de l’amplitude de celles des dernières glaciations – où l’évolution du thermomètre s’est jouée en sens inverse, en baisse plutôt qu’en hausse… Au regard du cataclysme que représenterait cette variation d’à peine 5 degrés, l’erreur sur les chiffres de l’écrivain ne change donc en rien le caractère valide sinon prémonitoire de son message : sa description d’une figure secondaire de son roman, « parcourant avec une indifférence plus que totale la colonne météorologique de son homéojournal » pour découvrir une fois de plus la décongélation d’un grand glacier, est devenue aujourd’hui une anticipation réaliste. Quelques degrés de plus sur le long terme, et Manhattan serait sous les eaux, tout comme Rotterdam ou le Bangladesh. Les cadavres se compteraient sur la planète par centaines de millions, contre un chiffre d’ores et déjà substantiel de cent cinquante mille décès imputés au réchauffement de la planète pour la seule année 2000. Là encore, c’est la très crédible Organisation mondiale de la santé qui l’affirme1. Alors pourquoi diable faudrait-il se fatiguer à lire la prose déjà fort vieille d’un auteur de genre mineur qui nous raconterait peu ou prou la même chose ? Justement parce que l’OMS est trop légitime, bien trop rationnelle dans un monde gouverné par l’irrationalité. Ou du moins par l’affect le plus immédiat…

Le lecteur entre dans la tête de Richard Hnatt, simple quidam lassé de lire et de relire des news de la lente et fatale catastrophe en cours. « Toujours plus chaud, toujours plus humide. La nature poursuivait sa marche inexorable, et vers quoi ? », se dit l’homme, incarnation au quotidien d’un futur probable. Cet individu qui ressasse et se souvient, ce n’est pas l’expert de l’OMS. C’est moi. C’est vous. C’est nous. Ses pensées sont les nôtres. Elles ne sont pas abstraites. Elles s’arrêtent aux détails insignifiants, qui nous parlent bien plus que les morts au kilomètre du journal de TF1 : « Hnatt repoussa le journal et alla ramasser le courrier qui avait été distribué avant l’aube. Il y avait longtemps que les facteurs ne se risquaient plus dehors en pleine journée. » Mieux, aux chiffres froids, ces pensées fuient vers des courbes de sentiments. Vers les objets chéris, et regrettés : « Un jour, se dit-il, il fera si chaud que tout fondra comme du beurre. Il se rappelait le jour où sa collection de 33 tours s’était liquéfiée en un bloc compact – c’était juste au début du siècle – à la suite d’une panne du système de réfrigération. Maintenant qu’il avait des bandes magnétiques à l’oxyde de fer, il était plus tranquille. Et au même moment, chaque perroquet, chaque oiseau ming vénusien de l’immeuble était tombé raide mort. Sans compter la tortue du voisin qui avait été ébouillantée vive dans son aquarium. »2

L’auteur de science-fiction grossit le trait. Et il pousse le vice de sa subjectivité jusqu’à mettre en scène le drame de l’effet de serre au niveau de ses plaisirs égoïstes à lui : sa collection de disques adorée, dont la réduction à l’état de boue compacte serait une catastrophe personnelle. Pire : ce comique de mauvais goût fait sourire par l’image d’animaux domestiques grillés sur leur perchoir ou ébouillantés dans leur aquarium… Selon sa bonne vieille méthode d’écrivain paranoïaque, un matin, il a dû prendre son journal dans sa boîte aux lettres puis, tombant sur un article alarmiste, a dû décider d’en tirer moult détails à boursoufler pour son livre en cours. Non seulement il se contrefout de l’exactitude scientifique de son décor, mais il en revendique le délire, allant jusqu’à imaginer la tragique disparition d’un « oiseau ming vénusien ». Sauf que c’est le mariage de ce côté terriblement personnel du désastre et de cette absurdité animalière à la fois si lointaine et si proche qui nous touche. Et pas seulement parce que les animaux étranges, aux couleurs pétantes, au long cou ou à la peau craquelée fascinent. Dick joue avec nos souvenirs. Notre mémoire. Notre histoire. Sans même que nous en réalisions la cause exacte, rien que par son nom, cet « oiseau ming vénusien » nous semble le frère malheureux du crapaud doré du Costa Rica ou du papillon Capitaine orange à pois blanc d’Australie, récentes victimes du réchauffement planétaire. Ou encore du Dragon de Boyd australien, du lapin des buissons d’Afrique du Sud ou de la pie bleue à calotte noire, qu’un ou deux degrés de plus condamneraient irrémédiablement à l’évaporation finale. La transformation littérale et littéraire du perchoir du perroquet en brochette carbonisée et de l’aquarium de « la tortue du voisin » en marmite, a priori simple boutade pour poser le décor, anticipe très concrètement le résultat d’études internationales insoupçonnables de sentimentalisme. Elle donne un corps réel, c’est-à-dire imparfait, incohérent, plein d’égoïsme et d’affect, à l’annonce de revues comme Nature, lorsqu’elles affirment que disparaîtrait jusqu’au tiers des espèces animales en cas de réchauffement de quelques degrés3.


1 Libération des 13 et 14 décembre 2003, « Le diagnostic alarmiste de l’OMS », par Alexandra Schwartzbrod.
2 Philip K. Dick, Le Dieu venu du Centaure, Le Livre de Poche (1965), p. 13-14.
3 Libération, 9 janvier 2004, dossier : « Biodiversité : Les animaux crèvent de chaud ».

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