LOW-TECH



En conclusion de L’œil dans le ciel (1957), Hamilton abandonne son radieux avenir dans l’industrie nucléaire pour monter un petit business de Hi-Fi. Plus de « bévatron » à faisceau de protons ni de militaires pour espionner ses moindres gestes…
« Qu’allez-vous construire ?, lui demande un gosse de onze ans, des fusées ?
« Non, répondit Hamilton. Des phonographes. Ainsi les gens pourront écouter de la musique. C’est ce qui importe, aujourd’hui.
- Bravo, dit le petit garçon, impressionné. Moi, l’an dernier, j’ai construit un poste à une lampe, fonctionnant sur piles, avec un écouteur.
- C’est un bon début.
- Et maintenant, je construis un récepteur de trafic.
- Excellent, lui dit Hamilton. Nous te donnerons peut-être du travail. Pourvu, toutefois, que nous n’ayons pas à imprimer nous-mêmes notre argent. »
Et de préciser son projet : « Nous n’allons pas monter des amplificateurs à partir de pièces standard ; nous allons concevoir et produire nos propres éléments, des condensateurs aux transformateurs. Bill a un plan de lecteur sans frottement. Ce sera une véritable révolution sur le marché de la haute fidélité… garanti absolument sans usure du sillon.
»1

Opposant cette étonnante anticipation du lecteur laser d’aujourd’hui au « bévatron », machine nucléaire dont la panne quasiment métaphysique dessine le scénario du roman, l’écrivain défend une technique à dimension humaine, appréhendable par tous, contre une technologie industrielle dont le nucléaire est le symbole, dangereuse et plus centralisée qu’un parti stalinien, donc soumise à la logique policière et aux oukases des pouvoirs. Magie noire lorsqu’elle est laissée à sa seule logique de remplacement pur et simple de l’humain, et surtout qu’elle reste sous le contrôle d’une minorité de gorilles cravatés, la machine de Dick devient magie blanche grâce à l’astuce du bidouilleur ou aux détournements de vulgaires gamins.

Dick, en filigrane, serait donc plutôt « low tech » que « high tech », plutôt dodoche crade avec fleurs au fessier que Ferrari lisse comme un suppositoire, plutôt Mac de 40 Mo raccommodé avec des bouts de ferraille que Super Pentium bourré à craquer de logiciels derniers cris. Oh !, bien sûr, dans ses décors traînent de ci de là moult téléphones portables, des visiophones autrement appelés vidphones ou encore des homéojournaux bien proches de nos journaux électroniques en version net ou mobile. Mais il ne s’agit là que du service minimum de technologies, commun peu ou prou à l’immense famille des écrivains de science-fiction. Non, ce qui le différencie de ses illustres collègues et prédécesseurs tels Arthur C. Clarke, A. E. Van Vogt, Isaac Asimov, Théodore Sturgeon ou Robert Heinlein serait plutôt de l’ordre de l’appétence philosophique, voire de l’hypothèse existentielle : Philip K. Dick s’intéresse moins aux génies de la pensée, aux ingénieurs de l’espace et autres savants de toutes obédiences qui habitent les histoires de ces grands de la SF qu’au peuple des rues et des bourgs de l’Amérique la moins reluisante, dont le rapport à la technique tient de la simple nécessité, et pour ses personnages fétiches de la débrouille permanente bien plus que de l’ingénierie lourde. D’où ce terme de « low-tech », que j’utilise pour qualifier des univers dont la technologie serait en quelque sorte « naturalisée », à l’instar de ces poètes de la musique électronique qui rafistolent de vieux synthés, frottent à la main des disques vinyles et usent du sampler comme un engin à recycler les sons plutôt que de s’offrir le gros studio et les machines les plus rutilantes pour produire leurs œuvres bouts de ficelles.

Le « high-tech » suppose un savoir, détenu par les savants et prêtres de la haute technologie. Car il faut comprendre ses arcanes et se donner les moyens de suivre au jour le jour ses avancées mirobolantes. L’instrument précède le besoin. Sans cesse la machine monte en puissance et complexité, au point d’en devenir intouchable, de l’ordre de l’idée platonicienne plus que de la clef à mollette du garagiste. À chaque instant, elle n’a qu’une unique vérité, au sommet de la technologie, de la même façon qu’il n’y a qu’un Mont Everest dans l’Himalaya. Le high-tech crée un pouvoir, une hiérarchie d’initiés et de maîtres. Il tient autant de la religion que de la technique, même si l’entrée en son paradis se monnaye. En revanche, selon la philosophie « low-tech », il n’existe pas de mauvaises machines. Juste des fonctions inutiles et des circuits plus ou moins faciles à dépatouiller. La machine, détournée ou réutilisée alors même qu’elle tousse, devient une entité agnostique, ouverte aux croyances les plus décalées. Un outil adéquat, que chacun peut triturer à sa guise, aussi rustique que la fourchette ou le bout de bois sur lequel la grand-mère s’appuie pour mieux grimper la colline. Le low tech se défie de toutes hiérarchies : il suppose la connaissance pratique, et donc autant d’usages qu’il y a d’usagers et de magouille qu’il y a de magouilleurs. Ses œuvres frisent volontiers le fantastique, mais sa magie fleure bon l’anarchie.

1 Philip K. Dick, L’œil dans le ciel (1957), dans le recueil La Porte Obscure, Presses de la Cité/Omnibus (1994), p. 791-792.

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