ANDROÏDE



L’androïde est chez Dick le révélateur de la fibre humaine. Plus encore que le robot de compagnie tel le mouton électrique, c’est lui, par les paradoxes de son être ou de son non-être, qui dévoile l’humanité qui habite ou non notre carcasse de chair et d’os.

A priori, le robot le plus grotesque comme l’androïde le plus trompeur ont ceci de commun qu’ils ne sont que des mécaniques créées par l’homme. C’est Sam Barrows, patron capitaliste au corps indéniablement humain, qui l’affirme dans un dialogue ô combien socratique avec le « simulacre » d’Abraham Lincoln dans Le Bal des Schizos : « Un animal possède un héritage biologique et une physiologie que vous n’avez pas. Vous n’êtes que soupapes, fils et interrupteurs. Vous êtes une machine, comme euh… (Il réfléchit.) Comme une machine à filer la laine, ou une machine à vapeur. »1 Voilà pour le principe fondateur, d’essence réaliste : l’androïde est une machine comme les autres.

Le second principe de réalité est de l’ordre de l’apparence : le robot aurait plutôt une tête d’aspirateur, des yeux de radar ou des pattes de char d’assaut, là où le « réplicant » du film Blade Runner de Ridley Scott ne peut être distingué au premier regard de son modèle humain. Rachel, la somptueuse et triste créature du long-métrage comme du roman qui en dessine la trame, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, ne dit pas autre chose que l’infâme Sam Barrows : « Nous ne naissons pas, nous ne grandissons pas ; au lieu de mourir de vieillesse ou de maladie, nous nous usons, comme des fourmis. Tiens, encore des fourmis ! C’est ce que nous sommes. Pas vous, moi. Des machines réflexes recouvertes de chitine et dépourvues de vie réelle. »2 La belle « réplicante » valide donc le premier principe de la gent androïde. Mais cet aveu prend, entre ses lèvres, une toute autre saveur que dans la bouche de l’homme cynique du Bal des Schizos. En effet, tandis que sonnent ses paroles désabusées, la créature artificielle se déshabille. Elle se prépare à faire l’amour avec le chasseur Rick Deckard… dont la mission est d’éliminer les androïdes. Car l’homme, ce nettoyeur de machines récalcitrantes, est tombé amoureux de sa victime, à la façon de ces Sudistes qui ont trahi la « race blanche » à l’époque de l’esclavage en allant vivre avec leur belle négresse. Rachel, l’androïde qui rêverait d’être une vraie femme et dont les mots semblent d’une telle humanité, révèle à lui-même un homme qui agit telle une pure machine, incapable de la moindre pensée lorsqu’il exécute les androïdes. Lequel des deux êtres de cette fable éternelle est-il vraiment la fourmi ? Et lequel est-il le plus « humain » ?

Rachel ressemble à une femme, et pas seulement au physique. Elle est sensible, et c’est cette sensibilité qui la rend si malheureuse de son statut d’androïde.

À l’inverse, il est tout à fait envisageable qu’un androïde soit programmé pour croire qu’il est humain, comme dans la nouvelle L’imposteur. Dès lors, le robot humanoïde trompe son monde – humain –, mais se leurre également lui-même. Il est tel ce PDG d’un autre texte court, La fourmi électrique, qui, se réveillant à l’hôpital après un accident automobile, découvre qu’il a « en vérité » la physiologie d’une « fourmi électrique ». C’est précisément là, dans ce creux de l’apparence lorsqu’elle ne suffit plus, que se glisse le bug métaphysique. Poussant jusqu’à l’absolu le principe de ressemblance physique de l’androïde avec l’humain, l’auteur de science-fiction fissure le principe fondateur de toute créature artificielle, à savoir sa nature par essence contraire à la nature humaine. Car le personnage qui se découvre à lui-même telle une pauvre chose de boulons et de rubans perforés, finit par se cisailler les circuits internes. Or qu’y a-t-il de moins machinique que le suicide ? Une machine ne peut s’autodétruire qu’à partir du moment où elle est programmée pour. L’idée qu’elle puisse s’éteindre elle-même, par désespoir de s’être leurrée sur sa propre identité, par désolation de ne point être l’homme qu’elle croyait, est comme l’ultime et paradoxale preuve de sa profonde humanité. Et elle démontre par l’absurde que nous, les hommes de chair, pouvons agir comme des machines, programmés par quelque inhumanité ayant pour nom entreprise, administration ou encore religion.

Dick tourne et retourne la figure de l’androïde pour mieux explorer sans cesse une seule et même question : qu’est-ce qu’être humain ? Et plus précisément : qu’y a-t-il en nous, qui puisse être qualifié de « spécifiquement humain » ? À l’inverse, qu’est-ce qu’une machine « dans le mauvais sens du terme » ? Qu’est-ce qui nous transforme en une telle abomination technoïde ? L’androïde, sous ce regard, est une magnifique métaphore de l’incertitude, de l’impossibilité de définir une fois pour toute ce caractère discriminant de l’humanité sur toute autre chose ou être vivant. Rick Deckard semble un homme à la poursuite de machines à éliminer. Au nom du Bien, il est le tueur de réplicants. Le tueur de machines qui, elles, représentent le Mal. Car, ces déviantes veulent vivre plus de leurs quatre années réglementaires, et sans rester de simples esclaves. Sous un angle faisant fi de toute physiologie, c’est Deckard le non-humain, l’androïde insensible à l'humanité des êtres de puces et de circuits… Il a un cœur, deux reins, des intestins, un nez d’être humain, mais tant qu’il assassine sans entendre les mécaniques bien vivantes qu’il pourchasse, il n’est pas humain au sens où l’entend l’auteur de SF.

La clef de l'humanité ne tient pas à l’origine, à la biologie ou la physiologie.
Quand l’être humain Sam Barrows lance au simulacre de Lincoln qu’il n’est qu’une machine parce qu’il a été fabriqué et qu’il appartient à « ces gens-là », entendez ses propriétaires, celui-ci répond : « En ce cas, monsieur, vous êtes aussi une machine. Car vous avez un Créateur. Et comme “ces gens-là”, Il vous a créé à son image. » Puis l’androïde inspiré du digne personnage historique retourne sa propre argumentation contre ses boulons à lui, et rajoute : « Le hic, à mon sens, c’est l’âme. Une machine peut toujours remplacer l’homme, vous en conviendrez, mais elle ne possède pas d’âme. » Sauf que Sam Barrows, cet homme fait robot, répond dans l’instant : « L’âme n’existe pas. C’est du bla-bla. » Et le simulacre de réagir, en merveilleux dialecticien : « En ce cas, la machine est pareille à l’animal », puis de conclure, lentement, pour mieux plonger Barrows dans ses incohérences : « Et l’animal est pareil à l’homme, n’est-il pas vrai ? »1…

Que ce soit dans Le Bal des Schizos ou Blade Runner, l'humanité de l’androïde apparaît au fil du dialogue et, plus largement, de la relation avec l’être humain. Dans le cas de l’androïde Nexus-6 Rachel et de l’être humain Rick Deckard, il s’agit même d’une relation de chair, dûment consommée. Selon David Lévy, bien réel expert en Intelligence artificielle de notre XXIe siècle, avoir des relations sexuelles avec un robot, aux parties fort humanoïdes cela va de soi, pourrait être possible dès 2050. Le délire androïde de Philip K. Dick, métaphore philosophique lui permettant maintes déclinaisons de notre inhumanité, s’avère donc une réalité – future – pour ce scientifique qui n’est pourtant pas une créature de fiction. S’il hésite sur la date, David Lévy n’a en effet pas le mondre doute quant à l’issue des recherches qui visent, selon ses propres termes, à doter les machines d’émotions pour répondre à nos émotions à nous. Celui qui s’intéresse aujourd’hui aux fantasmes et productions de la robotique contemporaine comprend d’autant mieux l’affirmation de l’expert, porté sur la chose, qu’il connaît et apprécie ces automates mutants qu’on appelle des « émotibots » ou des « émorobots ». « Heart Robot », marionnette en plastique au cœur tout rouge palpitant dans sa cage thoracique, serait par exemple capable selon ses concepteurs de réagir aux émotions humaines et d’exprimer elle-même des affects simples tels la joie, la colère, la peur, la surprise3… Aussi est-ce avec un air convaincu de ses prédictions que le très savant David Lévy, anticipant des prostituées et prostitués androïdes tels ceux du film IA de Spielberg, parle de leur empathie4. Or l’empathie, sésame de l’évolution vers l’androïde de l’expert ès Intelligence artificielle, est selon Dick la clef de l’humanité au-delà de l’être humain lui-même. L’empathie s’apparente à la bonté qui jamais n’a besoin de passer par les labyrinthes de la réflexion, soit la capacité immédiate à se mettre dans la peau de l’autre, que cet autre soit un mendiant, un tenancier de bordel, le grand manitou d’un géant pétrolier, une belle otarie, une araignée très moche ou pourquoi pas un vulgaire robot, qui semble vivant ou pas loin. Si l’empathie pose question, sur le registre de l’intelligence en revanche, il n’y a plus débat : le cerveau Nexus-6 peut « choisir parmi deux trillions de constituants – dix millions de trajectoires neuroniques distinctes »5, ce qui le rend plus performant que notre cher et dépassé ciboulot. Et c’est bien pourquoi Deckard utilise le « test Voigt-Kampff » plutôt qu’un test d’intelligence pour mystifier les androïdes, apparemment incapables d’exprimer « au centième de seconde » une empathie pour l’otarie ou l’araignée, tout comme le « Heart Robot » n’exprime – sans doute – aucun sentiment face à un cafard ou même à une souris… Sauf que Sam Barrows, homme d’affaire qui « a réussi à polluer les planètes encore vierges », avec aux quatre coins des États-Unis ses « bureaux de vente où l’on vous fourgue de merveilleux terrains à bâtir sur la Lune », se serait vraisemblablement planté au test Voigt-Kampff, inventé par l’écrivain de SF un an près Le Bal des Schizos … Ce casse-tête métaphysique mettrait dès lors le capitaliste chevronné au niveau empathique du « Heart Robot », le cœur palpitant en moins… À moins que ces jeux d’humanité introuvable ne prouvent, selon une toute autre hypothèse, que l’expert rêvant de péripatéticiennes de métal n’a pas la même définition de l’empathie que l’auteur de science-fiction ayant imaginé un dialogue d’amour désespéré entre une androïde et un chasseur d’androïde.


1 Philip K. Dick, Le Bal des Schizos , Champs Libre (1997), p. 132, 133.
2 Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968), retraduit plus tard Blade Runner ou dans mon édition Robot Blues, Champ libre (1976), p. 192.
3 Le Monde, juillet 2008, « Faire l’amour en 2050 », Catherine Vincent.
4 Le Monde, 1er août 2008, « Quand les robots deviennent émotifs », PLH.
5 Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968), Champ libre (1976), p. 33.

Nos partenaires et nous-mêmes utilisons différentes technologies, telles que les cookies, pour personnaliser les contenus et les publicités, proposer des fonctionnalités sur les réseaux sociaux et analyser le trafic. Merci de cliquer sur le bouton ci-dessous pour donner votre accord.