VOYAGE DANS LE TEMPS



La circulation entre passé et futur devrait nous libérer des contraintes du présent. Las !, dans « Un p’tit quelque chose pour nous, les temponautes ! », le voyageur temporel de Dick n’est pas « l’homme perspectif » de la Renaissance. Moins encore un « surhomme perspectif » ou un humain au-delà de toute perspective, capable d’anticiper comme jamais avant lui. Non, il ressemble bien plus à « l’homme-présent » de Zaki Laïdi, enfermé à jamais dans un présent éternel. Sombrant sous l’illusion du progrès, il tente à jamais de s’extirper des lois d’une réalité brûlée, mais caoutchouteuse, donc collante. Comme l’écrit Dick à propos de son texte, « en toute naïveté, on pourrait croire qu’en allant dans l’avenir, et en en revenant, nous ferions progresser, et non régresser nos connaissances. Or nos trois temponautes vont dans l’avenir, en reviennent, et se retrouvent pris au piège, peut-être pour l’éternité, dans une série de paradoxes, parmi lesquels – et c’est peut-être le plus grand de tous – leur propre stupeur face à leurs propres initiatives. Tout se passe comme si l’accroissement de la masse des connaissances provoqué par cet exploit technique, à savoir la notion préalable de ce qui va arriver, amenait le déclin de l’entendement véritable. »1
Ironie tragique : par les voies de « l’émergence » et de la « réémergence temporelle », concepts quelque peu impénétrables au lecteur du XXIe siècle, les temponautes, ces héros de la Nation, assistent à leur enterrement, à leur propre cérémonie commémorative avec cortège de Cadillacs drapées de noir. Concentrés sur leur présent de rescapés provisoires, prisonniers d’un passé à transformer au nom de l’avenir, ils rejouent à jamais la même boucle temporelle… Le même souvenir du futur. Immuable.

Le problème tient à ce mot : futur. Ou plutôt à son singulier.
Le futur se doit de rester pluriel. Ouvert donc. Et toujours incertain.

Il ne suffit pas d’affirmer l’impossibilité des balades dans le temps pour clore la question du futur, et préserver ainsi son imprévisibilité.
Bien au contraire, des physiciens travaillent réellement sur des modèles de machines à voyager dans le temps… Théoricien de l’Université de Princeton aux États-Unis, Richard Gott a démontré l’existence de « cordes cosmiques ». Ce sont d’immenses filaments de matière hyperdense, primaire et indifférenciée comme à l’instant du Big Bang. Un centimètre de corde cosmique pèserait treize millions de milliards de tonnes. Conséquence : comme les trous noirs, les cordes cosmiques seraient assez lourdes pour creuser l’espace-temps et y créer des raccourcis. En principe, selon ce scientifique ô combien sérieux, un vaisseau spatial qui ferait plusieurs fois, à la vitesse de la lumière, le tour d’une ou de plusieurs cordes cosmiques pourrait assister à son propre démarrage, tel un spectateur extérieur2. Bref, il aurait voyagé de quelques secondes dans le temps.
Ce modèle théorique d’une machine à voyager dans le temps se heurte néanmoins à un météorite logique, qui a pour nom « paradoxe du grand-père ». Supposons que je voyage dans le passé pour assassiner grand-papa avant qu’il ne devienne le père de mon père, et que je le tue : immédiatement, je meurs, ou plutôt je disparais dans je ne sais quelles limbes. Mon pater n’ayant jamais existé, puisque je suis descendu dans le temps pour illiminer son père avant qu’il ne lui donne naissance, je ne peux moi-même exister. Et puisque je n’existe pas, je ne peux plus m’engouffrer dans l’ascenseur du passé afin de commettre cette irréparable bêtise. Je m’enferme donc moi-même dans un paradoxe qui démontre l’impossibilité du voyage dans le temps. Mais il y a un moyen d’échapper à ce nœud très « dickien » : il suffit d’imaginer qu’au moment où je plonge au cœur du passé, l’histoire se scinde en deux branches. Dans l’une, mon grand-père n’est pas mon grand-père, mais un homme qui se fait descendre par un sale individu sorti d’un engin spatio-temporel. Dans l’autre, mon grand-père est bien le mien, il a des enfants et des petits-enfants, dont moi qui entre dans une machine à remonter le temps mais qui, dans le passé, assassine un inconnu. C’est possible, explique le physicien – forcément quantique – David Deutsch, car en réalité je ne visite pas le passé de mon univers à moi, mais celui d’un univers parallèle collé au mien dans le mille-feuille cosmique.

La solution au paradoxe du grand-père ne rejette pas le spectre du décès. Mais offre au contraire la possibilité d’en multiplier les facettes, en autant d’univers parallèles que de voyages dans le temps. Telle est l’issue positive de mon délire de souvenir du futur : les mondes parallèles. Qui dit mondes parallèles suppose en effet une multiplicité de futurs, mais aussi une ribambelle de souvenirs. Dit autrement : pour résister à la tyrannie du présent, et contrer la dialectique des nombreux ayatollahs qui, au nom de la réalité, voudraient réduire le passé comme le futur à une vérité unique, il convient de décliner mon oxymore au pluriel : non pas le souvenir d’un seul futur, mais les souvenirs d’un grand nombre de futurs.
Pour reprendre le terme des hermétistes du Moyen Âge tel Giordano Bruno, il ne peut y avoir de jubilatoires souvenirs du futur sans une pluralité des mondes. Plein de mondes possibles. Plein de futurs. Plein de souvenirs de ces futurs. Et donc une ouverture à la totale incertitude de nos actes. Au grain de sable dans la machine. Au bug. Au détournement. À la poésie naturelle. La mort y est commune, variant ses apparitions et ses figures selon les mondes alternatifs visités – ou ignorés. Ou plutôt faudrait-il parler de toutes les morts, grandes ou minuscules. Comme l’ironie ou l’auto-dérision, ces petites morts ne tuent que le crétinisme qui prend ses aises au-dedans ou en dehors de nous.

1 Philip K. Dick, « Un p’tit quelque chose pour nous, les temponautes ! » (1973), dans Nouvelles, 1963-1981, Denoël/Présence (1998), p. 510-541.
2 Ces élucubrations sur le voyage dans le temps s’inspirent d’un article d’Actuel de juin 1992 : « Deux modèles de machines à voyager dans le temps viennent de sortir des crânes », par Léon Mercadet.


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