GLIMMUNG



Vrai Dieu certes, mais avec un tout petit « d », le Glimmung est tout et son contraire. Il est le serpent cosmique et le rat de laboratoire, l’éléphant puissance mille et l’aigle royal dans le firmament, l’amibe gluante et la fine donzelle, la chaire palpitante et la pourriture mortifère, une créature sénile et un magicien des formes, le Christ réincarné offrant son être en sacrifice et la plus avare des divinités, une espèce en voie de disparition et l’être dominateur d’une planète entière, l’antique gramophone à manivelle par lequel passe sa voix et le prince de l’ubiquité sonore qui s’adresse au même moment à des dizaines voire des centaines d’individus.

Ses messages ? Ce ne sont que des suggestions, écrits en langage SMS une génération avant l’apparition du téléphone mobile, mais passant par des bouteilles à la mer ou des papiers flottant « sur l’eau des cabinets »1. Bref, cette fragile divinité, pourtant télépathe, communique par les chiottes, de la même façon que Diogène le cynique officiait dans la rue voire le caniveau pour trouver des hommes. À l’instar de l’humain et de ses infinies potentialités du pire comme du meilleur, c’est en partant de la zone ou des poubelles que le Glimmung peut tutoyer le ciel des étoiles.

La première fois qu’il apparaît à Joe Fernwright, afin d’inciter le guérisseur de poterie à quitter la Terre pour l’aider à extirper des profondeurs d’un océan entropique une ancestrale cathédrale, il est une orbe d’eau à l’intérieur de laquelle danse une flamme où se dessine un beau visage. Cet être paradoxal incarne le mariage des opposés. Il semble une vivante démonstration de la philosophie d’Héraclite sous la rosée d’une poésie d’Empédocle. Le Glimmung est intégralement d’eau et de feu, mais il sait changer sa physionomie selon l’attente de son interlocuteur. Il devient le sourire d’une jeune fille aux cheveux bruns pour séduire l’anti-héros dickien. Ou un panier à linge pour correspondre à l’idéal de Miss Mali Yojez du système de Proxima du Centaure, jolie femme bleue maîtrisant l’art de dégager les reliques de leur gangue de corail. L’immense créature présocratique semble la projection de l’esprit de chaque être vivant qui le rencontre. Animal intégralement philosophique, il est le miroir absolu de l’humanité au sens très large. Il est le terrible révélateur de tous les êtres pensant et agissant : qu’il s’agisse des bipèdes sans plumes de la Terre, des bivalves à pseudopodes de Sirius III, des cubes de glace poilus, des gelées rouges, des gastéropodes aux extrémités multiples d’on ne sait quelle planète mais aussi des robots humanoïdes éminemment serviables du Guérisseur de cathédrales.

L’ennemi du Glimmung comme de tout être pouvant prétendre à cette humanité élargie n’est qu’autre que lui-même, ou plutôt que son envers : le Glimmung se bat en effet contre le Glimmung noir. Comme la matière contre l’antimatière. Autrement dit : le « mal » est en nous. Et y échapper pour – qui sait ? – s’approcher du « bien », suppose cette extrême lucidité intérieure. De savoir identifier en soi le diable qui nous habite. Le Glimmung, sous ses deux visages noir ou blanc, est une métaphore de nos vies et de ses déchirements, de ses chausse-trappes et de ses ambitions spirituelles.

Le combat qu’il mène, avec ses ouailles indisciplinées, pour sauver une cathédrale de l’entropie, se veut un jeu contre la fatalité. Plus précisément contre les prédictions d’une sorte de « livre des livres » : le Livre des Kalendes. Les Kalendes sont les ombres nocturnes de la planète du Laboureur : elles lisent l’avenir et en inscrivent l’exacte prédiction dans les pages de leur bible. Le Glimmung, pourtant proche du divin, personnifie dès lors l’un des enjeux de l’humanité laïque : déjouer l’avenir tel qu’il semble être écrit, en l’occurrence dans ce Livre majuscule où « tout ce qui a été, est et sera se trouve enregistré ». Sauf que cette question du destin et de son refus ne se résume point à la notion de libre-arbitre. Ce futur annoncé existe bel et bien, ne serait-ce que dans nos esprits ou quelque monde parallèle. Faire échouer cet oracle suppose paradoxalement de savoir en accueillir l’augure. De l’aimer autant que de le haïr.

La puissance métaphorique du Le Guérisseur de cathédrales, roman d’une poésie rare chez l’écrivain de science-fiction, tient à cette permanente impossibilité de conclure. Ainsi cette question que se pose Joe Fernwright : doit-il accepter de se fondre pour toujours dans le collectif que réunit le Glimmung dans son estomac ? Ou doit-il rester un individu isolé au risque de se rater lui-même pour toujours ? Car pour réussir à déterrer la Cathédrale de ses fonds perdus, le Glimmung mange ses « employés » comme la baleine de la Bible a hébergé Jonas pendant trois jours. Et les minables en deviennent grandioses. Dans le ventre du Glimmung, cet étrange déclinaison de la déesse Gaia, notre Terre, ils vont vivre mille ans, soit en moyenne cent fois plus que chacun hors de la totalité. Ils vont s’épanouir dans un même tout comme peut-être s’épanouissaient les constructeurs de cathédrales du Moyen-âge, heureux de se fondre dans un même amour de Dieu. Mais que perdent-ils au change, ces constructeurs ou guérisseurs de temples fabuleux ? Ne vaut-il pas mieux vivre en individu, seul et bien moins longtemps, mais libre de ses choix ? Pourquoi, d’ailleurs, l’être collectif ne pourrait-il pas être provisoire ? Pourquoi faut-il qu’il enferme chacun dans son manichéisme ? L’essentiel ne réside-t-il pas, non dans l’être, mais dans l’acte collectif, se suffisant à lui-même, et pouvant donc se réaliser sans remettre en cause la libre circulation intellectuelle et spirituelle de ses atomes de molécule olympienne ? Au final du livre, Joe perd son aimée toute bleue qui, elle, choisit de disparaître au sein de l’immense et gluante divinité. Plutôt que de se contenter de guérir ses pièces d’artisanat, il crée de lui-même sa première poterie. Il prend en main sa destinée d’homme libre. Sauf que la poterie de ce libre individu est « ignoble ».


1 Philip K. Dick, Le Guérisseur de cathédrales (1969), dans le recueil Aurore sur un jardin de palmes, Presses de la Cité/Omnibus (1994).

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