DROGUE



Sur la drogue, les messages de Dick ont quelque chose d’intemporel, d’une certaine façon pas loin des clichés du genre. Sauf qu’il en réchappe par la puissance de vécu qui se dégage de sa prose. Dans le seul roman dont elle est le cœur, et qui a eu la faveur d’une adaptation cinématographique très fidèle sous le titre A Scanner Darkly, la dope est la Substance Mort. Mort de l’esprit obsessionnel de Jerry, passant ses journées entières sous la douche pour se nettoyer d’une cohorte de parasites, mutants pouilleux qu’il est seul à percevoir. Mort lente de Fred, toxico et agent des stups joué par Keanu Reeves, dont le corps déperit au fil des pages ou des images de tournage recomposées en un stupéfiant dessin animé. Mort spirituelle de notre société, dont le pouvoir, officiellement en lutte contre la substance M, s’en révèle le premier pourvoyeur. La drogue, ici, est instrument de contrôle1. Elle l’est aussi dans une nouvelle plus surréaliste comme « La Foi de nos pères » : par la grâce douteuse d’un hallucinogène présent dans les aliments du bon peuple, le Guide qui apparaît sur le récepteur de télévision de chacun, tous les jours à heure fixe comme la messe, semble s’adresser directement à chaque téléspectateur. Digne et totalitaire ancêtre de nos calculateurs d’audimat, une caméra placée derrière le téléviseur permet de contrôler l’assiduité de tous devant cette auguste caricature de Mao. Le Leader absolu semble un grand sage, sévère mais juste, du moins pour ceux qui n’auraient pas annulé les effets de l’hallucinogène par une pastille chimique, « lucidogène » efficace mais dangereux pour la santé mentale. Car le tyran vénérable, rendu visible tel qu’en son essence grâce à ce produit artificiel, apparaît comme un monstre aux mille aspects, entre l’araignée machinique, le robot satanique, l’amibe psychédélique et la pieuvre métaphysique2.

Dick ne consommait guère que des médicaments, qu’il voyait justement comme ses dangereux mais indispensables « lucidogènes ». Son chaotique mais savant cocktail de speed, de myorelaxants, d’antispasmodiques et d’amphétamines diverses lui permettait à la fois de tenir des rythmes d’écriture forcenés et de soigner ses visions de plume, survenant par la folie exquise de quelque écriture, automatique comme il se doit. Lui-même, en particulier à la fin des années 1960, a vécu dans un univers de toxicos, de « freaks » se dopant pour ne plus supporter un monde de « straights ». C’est en partant de cette époque, en hommage à ces « hommes-végétaux », à ces « freaks » dont il a vu la lente décrépitude et parfois le décès, qu’il a gratté Substance Mort.

La drogue le fascine à la façon d’un Huxley : pour les portes de la perception qu’elle ouvre ou qu’elle fracasse. Elle est son vecteur d’irréalité, ou plutôt son relais vers d’autres réalités. Dans Le Dieu venu du Centaure, elle est le D-Liss des colons martiens, gomme nécessaire à l’entrée dans le monde virtuel de Poupée Pat, ou à l’inverse le K-Priss de l’infâme Palmer Eldritch, adjuvant plus puissant mais qui affuble son pauvre consommateur d’une terrible marque d’infamie spirituelle. Autre exemple : la planète torturée d’Au Bout du Labyrinthe, mélange de nature et de bêtes artificielles dont les aliénés meurent un à un, se révèle être un « bad trip ». Elle n’est qu’un cauchemar parmi d’autres, effroyable mésaventure mentale de l’équipage d’une navette spatiale condamnée à tourner à jamais autour d’une même lune. Mais elle est aussi le résultat d’un « bad trip » de Dick lui-même, lors de l’une des très rares occasions où il a pris du LSD…

Côté pile, cet écrivain de SF qui a eu l’insigne honneur de recevoir un coup de fil d’hommage du docteur Timothy Leary en 1969 voyait dans certaines substances le sésame potentiel de quelque théologie expérimentale. Comme une voie d’exploration de l’univers intérieur de tous et de chacun. Soit une découverte banale pour des mystiques soufis ou des chamanes amérindiens, mais ô combien subversive pour la science occidentale.

Côté face, ce gourou psychédélique malgré lui tenait en horreur les mécanismes de la dope et de son addiction, déclarant dans une interview à la revue Galaxie à la fin des années 1970 : « La drogue n’est qu’un moyen de coincer les gens. Je ne fume pas de drogue, je n’en porte pas sur moi, mais je me sens comme les gens qui le font. Je ressens la même peur qu’eux. Sauf que ma peur n’a pas de base rationnelle comme la leur. Ce doit être quelque chose de plus profond. »

Pile ou face ?


1 Philip K. Dick, Substance Mort (1977), Présence du futur/Denoël.
2 Philip K. Dick, « La Foi de nos pères » (1966), dans Nouvelles, 1953-1963, Denoël/Présence (1998), p. 414-456.

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