CITÉS GHETTOS (POUR RICHES)



Les cités ghettos pour riches américains, protégées aujourd’hui comme naguère mille Forts Alamo gorgés de coffres d’or ? Dès 1956 apparaît au hasard d’une scène des Marteaux de Vulcain une anticipation de ces « gated communities », banales en notre troisième millénaire là où elles n’existaient guère il y a une cinquantaine d’années. Un homme du « Service de l’Union » arrive en taxi : il s’arrête devant une grille lui barrant la route. Des « hommes en uniforme surchargé de dorures (comme le costume des anciens dictateurs d’Amérique latine) » stoppent les visiteurs à l’entrée de la petite cité. Gardes privés pour village privé. Le milicien reste un moment devant un écran vidéo portable : il vérifie en ligne s’il peut ou non laisser passer l’officiel. Puis donne son feu vert.1

Huit ans plus tard, dans Simulacre, les grands « immeubles communautaires », tels l’Abraham Lincoln ou le Joe Louis, « immeuble d’un millier d’appartements essentiellement occupé par des Noirs nantis », avec un garde « à badge et revolver » pour en interdire l’entrée aux non-résidents2, ont plus qu’un air de famille avec ces « tours bunkérisées » que décrit Paul Virilio en 2004, soit une quarantaine d’années après la description de l’auteur de science-fiction. Virilio raconte en effet comment « nous passons de la cosmopolis, la ville ouverte, à la claustropolis, c’est-à-dire la ville close. » Et de préciser : « Aux États-Unis, on appelle ça des “gated communities” : 30 millions d’Américains qui vivent derrière des remparts, avec des ultra-conservateurs tel Newt Gingrich qui prônent le retour aux États-cités… Mais il peut s’agir de Sao Paulo et des alphavilles autour, ou encore d’une simple tour. La tour ne communique pas, c’est une impasse, un cul-de-sac, un ghetto vertical. Et il n’y a rien de plus protecteur qu’une tour. »3

Dans ces tours gigantesques et autres « common-interest developments », autre patronyme des « gated communities » qui fleurissent dans nos années 2000, on respecte les strictes règles d’une communauté de privilégiés, propriétaires et fiers de l’être, jaloux de leur sécurité d’intouchables. Ces lieux de vie surprotégés par des clôtures et une milice privée, avec leurs propres boutiques, voire leurs écoles ou leur chapelle, ressemblent à s’y méprendre aux paradis fermés de Dick ou aux « Immeubles de grande hauteur » de J.G. Ballard dans son IGH, roman publié en 1975. Une vie entre semblables. Entre clones. Entre hommes-machines. Une existence imperméable au risque. À la mixité des origines. Ou même au volatile de compagnie qui ferait trop de bruit (article 205 de l’immeuble communautaire Abraham Lincoln : « tu ne siffleras, ne chanteras, ne pépieras, ni ne gazouilleras »). Faut-il supprimer l’école primaire de la tour et envoyer les enfants à l’école publique, se demande l’un des personnages de Simulacre ? Vous voulez vraiment qu’ils se mêlent aux autres ? Aux étrangers ? Et qu’ils finissent en combattants de cours de récréation, défendant, armes à la main, la supériorité de leur immeuble ? Dans ces espaces, clos par essence, les décisions se prennent lors de pow-wow obligatoires dans la salle commune, variation à l’échelle de milliers d’habitants ultra-fliqués des réunions de copropriété des temps présents ou des conseils de village de temps plus anciens, idéalisés jusqu’à l’absurde… Sauf que ces sacro-saints conciliabules fleurent bon la guerre entre immeubles. Donc entre communautés. Sous ce regard, le roman de 1964 – signé Philip K. Dick –, ne se distingue guère de l’essai de 2004 – signé Paul Virilio4 –, à part sur quelques détails de description de cette catastrophe-là.

Les « gated communities » sont l’exact pendant des banlieues transformées en jungles urbaines. Ghettos de riches contre ghettos de pauvres. Sécurité qui assassine l’âme contre insécurité qui assassine tout court. Dans les années 1950 et 1960, il ne fallait guère être magicien pour percevoir les premiers signes de l’apartheid social de cette société de contrôle. Il suffisait d’une petite dose de pessimisme ou de paranoïa, toutes choses que Dick a toujours cultivées avec une indéniable persistance.

Bien sûr, l’écrivain n’a jamais prévu stricto sensu les feux de la violence urbaine ou de l’hyperterrorisme – qui forment le squelette de Tous à Zanzibar de John Brunner. Mais il a deviné le réflexe hypersécuritaire qui leur répond aujourd’hui en un champ diffus de « guerre aux civils », la cité entrant, selon les mots de Virilio, dans l’ère de la « bunkerisation » et de « la babelisation ». Dick annonce entre ses lignes la « Ville panique » du penseur isolé, réfugié à La Rochelle pour échapper au chaos des écrans et des actualités de la société urbaine. Comme si de rien n’était, il raconte lui aussi l’inversion des valeurs de la ville, ce lieu même de civilité et d’art politique, devenant en quelque sorte une « machine de guerre » de tous contre tous. « L’esprit, l’air de la ville rendent libre, et c’est cela qui se retourne en ce moment, explique posément Paul Virilio. Jadis cœur de notre civilisation, la ville est désormais le cœur de déstructuration de l’humanité. »


1 Philip K. Dick, Les Marteaux de Vulcain (1956), dans le recueil La Porte Obscure, Presses de la Cité/Omnibus (1994), p. 388.
2 Deux sources complémentaires : Philip K. Dick, Simulacres, Calmann-Lévy, p. 29-30 notamment, et une nouvelle qui en a été la source d’inspiration directe, « Un numéro inédit » (1963), dans Nouvelles, 1953-1963, Denoël/Présence (1997), p. 522 et 539.
3 Chronic’art n°14, avril-mai 2004, « Paul Virilio : “Le temps du monde fini s’achève”/Panic City », propos recueillis par Cyril de Graeve et Ariel Kyrou.
4 Paul Virilio, Ville panique, sous-titré « Ailleurs commence ici », Galilée (2004).

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