QUAIL (DOUGLAS)



Quail. Douglas Quail. C’est le nom du héros de la nouvelle dont a été tiré le film Total Recall de Paul Verhoeven en 1990, avec un titre en français fort malin : « Souvenirs à vendre ». Arnold Schwarzenegger est donc le Douglas Quail du texte de l’écrivain. Employé médiocre, bon mari et père de famille n’ayant pas les moyens de s’offrir un vrai voyage sur la planète Mars, il se rend à MémoiRe SA pour se faire implanter le faux souvenir d’un tel séjour. Selon les boniments des vendeurs d’illusion, l’opéré ne doit garder aucun souvenir de son passage dans la clinique de MémoiRe SA. Comme l’affirme un commercial : « Dans votre mémoire, ce sera un vrai voyage ; nous vous le garantissons »1. Mieux : au sortir de l’engin galactique reliant Mars à la Terre, dans le taxi, le client retrouvera dans sa poche des traces indubitables de son périple, genre carte postale et ticket de vaisseau spatial. Ce service de vrai faux voyage nous semble d’autant plus crédible qu’il fait écho aux charlatans de rêve qui ont fait florès en notre début de XXIe siècle. Que font en effet les agences de voyage et autres gros opérateurs de vacances ? Aidés en cette tâche par les médias et des campagnes de pub, ils réussissent à convaincre le touriste qu’il a « vraiment » voyagé en allant à Trifouilli-les-Castagnettes se faire dorer la pilule sur les bords de la piscine d’un hôtel d’une chaîne internationale comme il en existe des milliers d’autres, y compris à dix kilomètres de chez lui. De la même façon, quel est le job de l’industrie des loisirs et de ses supports multimédias autant qu’audiovisuels ? Ne serait-ce pas de nous bercer de moult divertissements factices, jeux vidéo, shows de télé-réalité et navets de cinéma pour mieux cultiver notre passivité bovine ? De garnir scrupuleusement nos têtes de sons et images de pacotille qui comblent nos affects les plus primaires plutôt que de participer à la culture de nos pratiques amoureuses ou de notre construction intellectuelle ? Dick concrétise un mécanisme mental, une lente et progressive manipulation des esprits, en une opération symbolique de tripatouillage du cerveau. À nous qui sommes des Douglas Quail, il nous montre que l’essentiel réside bien moins en nos actes qu’en nos croyances qui les guident, ô combien plus faciles à orienter, notamment grâce à cette multitude de « souvenirs à vendre »1.

Le lecteur a quelque chance de percevoir le sel de cette métaphore des souvenirs à vendre, culture bas de plafond pour troupeau dopé aux somnifères du corps et des âmes. Mais qu’en est-il du spectateur du long métrage Total Recall ? Comme son double littéraire, Schwarzy désire qu’on lui incruste dans la cabeza le souvenir d’un voyage qu’il a effectivement déjà réalisé, dans le cadre d’une mission d’espionnage qui avait été la sienne. Sauf que l’Agence gouvernementale dont il était le pion a effacé le vrai souvenir de ses circonvolutions mémorielles. L’homme s’installe sur le fauteuil de MémoiRe SA… Et dès lors que l’opération foire, il n’y a plus qu’un film d’action, drôle mais scrupuleusement fermé sur lui-même, avec combats et « happy end ». Le film, pur divertissement, n’ouvre pas sur notre réel, là où le texte intrigue par ses multiples retournements et la pirouette par laquelle il se clôt. Pour oublier à nouveau son épisode d’agent secret sur Mars, le Quail de Dick demande au final à ce qu’on lui implante dans son bain de neurones et de synapses un fantasme de gamin : à neuf ans, par la seule puissance de son empathie, il aurait convaincu des extraterrestres au physique de rat, mais néanmoins télépathes, de rebrousser chemin alors qu’ils s’apprêtaient à envahir la Terre. Sauf que, là encore, ce pure délire s’avère… la vérité ! Soit une merveilleuse métaphore de la puissance de nos fictions à agir sur le réel !

La différence entre la nouvelle et le film se résume sans doute à la personnalité de Schwarzenegger et à sa verve hollywoodienne. Car l’ex-Monsieur Univers devenu gouverneur de Californie est le père supérieur de nos esprits lentement façonnés par les souvenirs à vendre du capitalisme contemporain. Mais ce père n’est en définitive qu’un « total » simulacre. Un spectacle à lui seul, y compris en tant qu’homme politique. On ne s’identifie pas à lui, sauf en rêve de simulation, là où l’on se retrouve à notre corps défendant en cet atome urbain qu’est Douglas Quail, ce crétin très moyen. Total Recall et sa version trop réelle de la verte Californie d’aujourd’hui sont des fictions univoques, là où le texte de Dick est une fable que chacun peut interpréter de multiples façons. Une sorte de gruyère métaphysique plein de trous par lesquels l’imagination peut s’engouffrer pour enrichir notre réel à nous, plus proche de celui de Quail que de Schwarzy2.


1 Philip K. Dick, « Souvenirs à vendre », nouvelle tirée du recueil Nouvelles 1963-1981, Présences/Denoël (1998), p. 353.
2 Lire également Ariel Kyrou, Paranofictions, Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction, Climats/Flammarion (2007), dont toute l’introduction est un développement de cette thématique.

Nos partenaires et nous-mêmes utilisons différentes technologies, telles que les cookies, pour personnaliser les contenus et les publicités, proposer des fonctionnalités sur les réseaux sociaux et analyser le trafic. Merci de cliquer sur le bouton ci-dessous pour donner votre accord.