HOMME-VÉGÉTAL




Dans « Les Joueurs de flûte », le docteur Harris interroge le caporal Westerburg :
« Pourquoi vous prenez-vous pour une plante ? »
Et le jeune militaire de lui répondre :
« Je ne me prends pas pour une plante, docteur. J’en suis une. Depuis plusieurs jours maintenant. »1

Les joueurs de flûte des forêts de l’Astéroïde Y-3 ne forcent pas les humains à changer de nature. La transformation en végétal se réalise comme si de rien n’était, par plaisir de musarder au soleil pendant des journées entières. À ne plus bouger ou presque, loin de l’agitation urbaine, de la soif de colonisation et de toutes ces ambitions si humaines. À l’instar des autochtones, ces hommes-plantes se laissent aller à une vie « parfaitement végétative. Pas de concept, de but, de finalité, donc aucune capacité de prévision. » Ils vivent au jour le jour, de la photosynthèse ou de la nourriture des arbres, « sans luttes ni conflits d’aucune sorte ».

Le lecteur, lorsque est paru ce texte en 1953, a dû être intrigué. La science-fiction, à l’époque, vit son « âge d’or ». L’heure est à la croyance en l’avenir, au progrès scientifique. Or c’est ce positivisme-là dont la nouvelle du jeune Dick se joue, tranquillement, sans le moindre jugement. Au point de se demander comment l’auteur a pu avoir une idée aussi saugrenue : non seulement devenir ou du moins se prendre pour une plante au mépris de sa carrière, mais en ressentir le désir ! Car les personnages des « Joueurs de flûte » expriment clairement l’envie de tout lâcher, d’échapper au mouvement…

Le lecteur des années 1950, qui tombe là-dessus dans un « pulp », c’est-à-dire un bulletin de feuilletons de SF, se dit donc : non, ce n’est pas de la science-fiction, et moins encore de la littérature d’anticipation… Non, voyons !, ces pages incongrues, pleine d’un naturalisme grotesque, seraient plutôt de l’ordre du fantastique !

Sauf qu’en 2008, c’est un urbaniste réputé et penseur hétérodoxe, il est vrai déconnecté de la télé, du net et de la téléphonie mobile tel un nouvel ascéte, qui l’affirme : « Les hommes commencent à se comporter comme des végétaux. C’est ce que j’ai appelé notre inertie photosensible. On devient héliotropique, comme une plante dont l'orientation se fait en fonction de la lumière. L'addiction aux écrans provoque chez nous le même type de phénomène. Il y a un héliotropisme des écrans qui fait que, de l'espèce animale, on est en train de glisser vers l'espèce végétale. En plus, la photosensibilité, c'est la sensibilité aux affects, aux sensations. »2

Dans la suite d’un Jean Baudrillard, Paul Virilio exagère, cela va de soi. Nous ne sommes pas encore tout à fait des plantes. Mais nous n’en sommes pas moins « sensibles aux radiations passagères comme les plantes, les fleurs et les fruits le sont à la photosynthèse. » D’ailleurs, ajoute-t-il le plus sérieusement du monde (bien que…), « n’oublions pas que l’image digitale, aujourd’hui numérique, était dénommée image de synthèse. »3

Là où l’homme végétal de Dick choisit de s’extirper du monde militaire, mais surtout scientifique et technologique pour végéter, celui de Virilio le rejoint dans l’immobilisme radieux par un trop-plein de technologie. Le premier naît de l’imagination d’un jeune auteur d’il y a plus d’un demi-siècle. Le second est le résultat de l’analyse pointue d’un observateur de notre temps, une métaphore pour mieux stigmatiser sans affect une évolution qu’il juge délétère. D’un certain point de vue, ils se situent l’un et l’autre à l’exact opposé. Mais ces deux extrêmes se rejoignent dans la photosynthèse, dans le constat d’un arrêt image, d’un « stop » à la marche en avant de l’humanité

Plongé dans son cybermonde, inondé d’écrans éclatants, le nouvel homme-plante laisse venir à lui les rayons de l’information et du divertissement comme son prédécesseur totalement imaginaire assumait son irrépressible besoin de soleil. Il commande tout depuis son fauteuil. Il voyage à la vitesse de la lumière, mais sans bouger d’un orteil son corps de valide suréquipé dont le modèle inconscient serait le paraplégique. Il se croit surpuissant. Il l’est même peut-être un peu. Mais, avec l’aide de Dick et de Virilio, il devrait tout de même se demander si tout ça, toute cette virtualité qui lui cloue les yeux et la tête à ses multiples écrans n’est pas un peu du pipeau.


1 Philip K. Dick, « Les Joueurs de flûte », Philip K. Dick, dans Nouvelles, Tome 1 : 1947-1953, Denoël/Lunes d’Encres, p. 191-215.
2 Culture Mobile, « Terra nova », interview de Paul Virilio par Ariel Kyrou et Yvon Le Mignan, adresse : http://www.culturemobile.net/marche/visions-d-experts/terre-natale-virilio-05.html
3 Paul Virilio, L’université du désastre, Galilée (2007), p. 32.

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