STORYTELLING



Storytelling ? Essayiste et chercheur au CNRS, Christian Salmon en a fait un livre (que dans mon obession j’ai immédiatement trouvé très « dickien »), et il en a fait aussi une rubrique en dernière page de chaque édition du Monde daté de samedi. Soit un bel anglicisme, il est vrai fort naturel pour un concept mondialisé qui prend tout son sens avec le sous-titre du bouquin estampillé 2008 : « La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits »1. Comme le reconnaît l’auteur en dos de couverture, le phénomène n’est pas neuf. Que les humanoïdes au pouvoir, tendance soutane, uniforme ou couronne royale, « racontent des histoires » à leurs ouailles afin qu’elles se taisent et acceptent de rester sous le joug ? Cette histoire-là est vieille comme le premier coup de massue d’un homme de Neandertal pour imposer sa chefferie aux zozos de sa tribu. Sauf que « depuis les années 1990, aux Etats-Unis puis en Europe », cet art immémorial aurait été « investi par les logiques de la communication et du capitalisme triomphant sous l’appelation anodine de “storytelling” : celui-ci est devenu une arme aux mains des “gourous” du marketing, du management et de la communication politique, pour mieux formater les esprits des consommateurs et des citoyens. Derrière les campagnes publicitaires, mais aussi dans l’ombre des campagnes électorales victorieuses, de Bush à Sarkozy, se cachent les techniciens sophistiqués du storytelling management ou du digital storytelling. » La démonstration de Christian Salmon se tient, car riche de nombreuses illustrations des mécanismes narratifs qui, via l’émotion, court-circuitent tout espoir de raisonnement. Pourquoi diable suis-je dès lors ressorti frustré de la lecture de ce salutaire opuscule ? Parce que si sa thématique semble du pur Dick, il lui manque l’esprit ambigü voire torturé de l’auteur. Il lui manque un vécu de l’intérieur du « storyteller ». Qui ne reste tout le long du livre qu’une abstraction. Qu’une « machine à formater ». Qu’un homme-machine

C’est pour la CIA que Chuck Rittersdorf, l’anti-héros suicidaire des Clans de la Lune Aphane, maîtrise cet art de l’histoire bien troussée, avec de l’humour et sans les éternels clichés du genre : « Son travail, et il en retirait personnellement une grande satisfaction, consistait à programmer les simulacres du service de renseignements de Cheyenne, pour ses éternelles campagnes de propagande et d’agitation contre l’anneau des États communistes qui entouraient les États-Unis. » Et il semble prendre du plaisir à « entendre ses propres paroles débitées par les simulacres humanoïdes ».2 Chuck ne le sait pas, mais il est un « storyteller », tendance politique.

Lars Powderdry est le designer d’armes imaginaires du Zappeur des Mondes3. Pour son entreprise, Lanferman Associates, il fabrique les images du mythe guerrier dans lequel baigne le peuple de ce futur-là. Et ce « storyteller » le vit mal.

Joseph Adams appartient quant à lui à « l’Agence » de La Vérité avant-dernière. Ce « spécialiste des mots » est l’un des « Yancee » qui habillent de leur sens de la parole l’image paternelle et majestueuse de Talbot Yancy. Histoire que la masse des Terriens ne ressorte pas de ses taupinières alors même que la planète redevient peu à peu habitable. Il aime son taff. Et il le déteste. Il y a comme une « péroraison de Cicéron » dans son art. Et aussi du Lucrèce, du Sénèque, mais aussi des drames à la Shakespeare et du lyrisme à la Tom Paine. Car un bon discours, s’il veut réussir à rendre moins amère la pilule de la soumission ou du mauvais sort, ne peut se contenter d’une historiette mille fois entendue. Il doit piocher son sel en quelque territoire authentique. À la façon de Chuck Rittersdorf, ce valet de la CIA, Joseph Adams ou son collègue David Lantano évitent les banalités de base et tachent de transmettre de « vrais » messages dans leur prose. Leur matière verbale est selon Adams un « terme poli pour désigner une substance manquant précisément de substance. Mais pourtant ce n’était pas entièrement vrai… »4 Car Lantano, plus encore qu’Adams, s’identifie, dans ses mots pour le Président simulacre, à ces « Nibelungen, les nains au fond des mines ». Il leur dit calmement : votre vie vous a été confisquée, vous avez droit à autre chose… Mine de rien, entre les lignes, il tente de glisser des expressions, des sentiments qui trahissent l’humain qui veille en lui, cette part de son être qui fait bien plus que compatir. Qui partage. Qui chuchote sa conviction qu’un autre monde est possible, comme diraient aujourd’hui les chantres de l’altermondialisme. Bien sûr, ce faisant, il préserve l’illusion de « la réalité de Yancy », qui s’en trouve « ainsi rehaussée ». Mais n’y a-t-il que du mauvais dans ce mode de contrôle-là par rapport à des contrôles plus violents et sans le moindre espace de respiration ? N’y a-t-il pas quelque amorce de révolte dans cette façon paradoxale de mêler l’injuste et le juste, entre le détournement de légumes et l’art de composer les bonnes soupes du pouvoir dominant ?

Aussi justifiées soient-elles, les analyses de Salmon dans Storytelling manquent de cette ambiguïté-là, ô combien humaine. Elles restent trop froides, trop éloignées du cœur agissant de son sujet, là où y Dick y plonge, car se sentant parfois lui-même un storyteller peu glorieux… Cicéron, Sénèque et Shakespeare font défaut à Salmon, tout comme cette ribambelle de mythes et légendes sans lesquels le storytelling ne serait qu’une passade pour managers et conseillers politiques fatigués. Car, d’un simple coup de « matière verbale », le storyteller peut détourner la propagande. À la marge comme Joseph Adams, faiseur torturé du simulacre Yancy. Ou mille fois plus franchement comme Allen Purcell dans Le Profanateur, lorsqu’il retourne les mots du pouvoir – les siens – contre ce même pouvoir, piratant sa propre antenne de Télémédia pendant quelques heures ou quelques jours5. Christian Salmon sous-estime l’importance cruciale des paradoxes et des doutes de bien des « storytellers », cette engeance fort ancienne. Il perçoit mieux en revanche, notamment dans ses chroniques du Monde, le pouvoir de construction de réalité qu’ont leurs « matières verbales ». Prenez les armes de « destruction massive » de la maison Bush, justification parfaitement affabulatoire de la deuxième guerre d’Irak comme le montreront plus tard les rapports officiels commandités par l’Empereur lui-même. Personne n’a jamais vu ces engins de l’enfer. Leur simple mention a pourtant causé des milliers de morts, la mutation d’innombrables fourmis humaines en guêpes fanatiques, nouveaux croisés d’une religion ou d’une autre. Et accessoirement la mobilisation de la planète entière. L’important n’est pas leur existence en dur, mais leur vérité toute de matière verbale. Fabriquée. Fausse selon les principes bien fanés de notre rationalité. Mais mille fois plus puissante que nos souvenirs de quelque réalité. Quoi que vous pensiez, de fait, ces armes existent. Elles vivent dans la tête de tous ceux qui veulent qu’elles existent. Mieux : les germes de telles munitions poussent sans doute déjà dans les esprits dévastés des Irakiens. Les Bush et les Cheney du pouvoir auront toujours raison de dénoncer les volontés meurtrières de leurs ennemis du jour : comment l’attitude des États-Unis ne pourrait-elle pas susciter chez les plus absolutistes des musulmans une irrépressible envie d’assassiner des civils américains ? Donc de se procurer des armes de destruction massive… Y a-t-il moyen de rompre ce cercle infernal ? Peut-être. Mais pas sans une claire conscience de cette puissance de construction. Et pas sans utilisation du langage, mots contre les mots… Pas sans se glisser dans le langage, dans la fiction de l’autre. De l’ennemi. La clef est dans cette empathie vis-à-vis du storyteller, seul à même de transformer son doute en une paradoxale quête de vérité.


1 Christian Salmon, Storytelling, La Découverte (2007).
2 Philip K. Dick, Les Clans de la Lune Aphane (1964), dans le recueil Dédales sans fin, Presses de la Cité/Omnibus (1993), p. 21.
2 Philip K. Dick, Le Zappeur de mondes (1965) dans Dédales sans fin, Presses de la Cité/Omnibus (1993), p. 525-691.
4 Philip K. Dick, La Vérité avant-dernière, Ailleurs & Demain/Robert Laffont (1964, 1974). Présence (1998), p. 89-98.
5 Philip K. Dick, Le Profanateur (1956), dans le recueil La Porte Obscure, Presses de la Cité/Omnibus (1994), p. 903-923.

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