I.A. (INTELLIGENCE ARTIFICIELLE)



Le rapport de Dick à l’Intelligence artificielle, IA de son petit nom, a quelque chose de troublant. Depuis ses premières nouvelles, avant que ne naisse officiellement la discipline scientifique en 1956 lors d’une conférence au Dartmouth College d’Hanover aux États-Unis, jusqu’à sa Trilogie divine (Siva, L’Invasion divine puis le dernier livre de l’écrivain avant sa mort : La transmigration de Timothy Archer) dans la seconde moitié des années 1970, l’écrivain semble décliner le sujet suivant un certain principe d’incohérence, et cela avec une infinie persévérance.

Point de départ, à condition de mettre de côté les grands précurseurs des années 1940 que sont Alan Turing et Von Neumann : les fondateurs de l’IA émettent l’hypothèse qu’ils peuvent rendre les machines aussi intelligentes que l’homme – voire plus selon certains techno-prophètes. De façon plus ou moins consciente, ils appliquent un raisonnement on ne peut plus logique : partons du ciel de la pensée pour concevoir nos machines, il sera dès lors enfantin de redescendre sur terre.

Fasciné par ce territoire de recherche, l’écrivain va bizarrement prendre, selon les moments, ce dogme à la lettre ou adopter au contraire des chemins semble-t-il opposés vers l’intelligence de la machine. Il roulera parfois sur l’autoroute du rêve de l’intelligence absolue, soit un parcours du ciel vers la terre à la façon de l’IA classique, même si c’est avec bien plus d’humour et d’auto-ironie, ou suggèrera à l’inverse dans d’autres textes une voie de la terre au ciel, partant de la vie la plus insignifiante pour monter – ou non – vers la pensée.

Acte I : dès 1952, dans une nouvelle, l’IA qui ne peut encore prétendre à cet auguste patronyme prend la figure de l’Ordinateur avec un Grand O. C’est un soleil noir, rayonnant de certitudes. Repris quasiment à l’identique dans Deus Irae (1976), il devient « Mr L’Ordinateur en chef, selon la dénomination en vigueur » dans « Guerre sainte » (1966), autrement nommé « Genux-B », « conçu pour assimiler en temps réel une quantité de données bien supérieure à ce qu’un homme, ou un groupe d’hommes, serait capable de traiter dans le même délai »1. Cet ordinateur est LA Machine, unique centre de tous savoirs et de toutes décisions, cœur omnipotent que l’humanité s’est construite pour mieux fuir ses responsabilités, et qui lui retombe invariablement sur le nez. Au mieux, cette toute puissante mécanique ne sait que suivre ses programmes : elle prévoit en toute garantie de fiabilité mais ne peut intégrer la donnée inconnue, facteur d’incertitude, tel cet « homme variable »2 survenu du passé par quelque caprice temporel. Au pire, survivant à l’apocalypse, le Grand O devient la version métallique et cubique du Sphinx de la mythologie : posez-lui trois questions : si le Grand O répond juste, sa cuve bouillonnante d’acide aura tôt fait de vous inviter à la dissolution définitive.

Acte II : au détour de ses romans et de leurs décors artificiels, l’auteur inconstant semble prendre les prétentions absolutiste de l’Intelligence artificielle à rebrousse-poil. Certes, il ne démontre rien et ne prend aucun parti – car tel n’est jamais son propos. Sauf qu’apparaissent dans ses textes des machines « auto-apprenantes », et surtout des robots et autres insectoïdes essayant vaille que vaille de marcher seuls dans des lieux encombrés, sans l’aide de leur Dieu humain… Ce qui pourrait passer – entre les lignes – pour un déni des prétentions de l’IA classique, et une invitation à adopter les principes de ce que l’on a appelé la VA, pour Vie artificielle… Soit une histoire de robots fabriqués à l’image du plus simplissime de la vie animale. Qui deviendront par la grâce d’un ingénieur canadien du nom de Mark Tiden, pour ne citer que lui, des cafards, des termites et des sauterelles mécaniques se nourrissant d’énergie atomique et pouvant vivre d’après leur créateur jusqu’à vingt-cinq ans. Soit des choses de métal à pattes rappelant des bestioles artificielles de Dick : les insectoïdes espions des Chaînes de l’avenir (1956) ou surtout les petits chariots qui gambadent dans En attendant l’année dernière (1966). Montées sur des roues de la taille d’une pièce de monnaie avec une « simple petite batterie atomique d’une durée de dix ans », ces semi-êtres de l’ingénieur Himmel ne servent strictement à rien. Ils vivent, un point c’est tout. Himmel les crée dans ses heures creuses, à partir d’une matière organique, le « protoplasme », les entraîne un peu pour qu’ils « apprennent » par eux-mêmes puis les lâche dans la nature, en liberté, afin qu’ils s’y débrouillent. Soit une démarche quelque peu absurde d’un point de vue rationnel, et strictement inverse de l’IA classique. Et c’est là, justement, que Dick anticipe sans le savoir les évolutions à venir de la robotique : l’intuition de l’un de ses personnages, ce sentiment d’un technicien rêveur que ces choses ineptes ont le « droit » de vivre, le transforme en oracle. La clef du futur, dès lors, n’est pas l’intelligence analytique de quelque ingénieur, mais un pur geste de bonté se suffisant à lui-même et permettant à des charriots a priori sans intelligence de « vivre » finalement au moins dix ans…

Acte III : oublié l’insectoïde intuitif de la VA (Vie artificielle), dans les années 1970 l’IA selon Dick effleure de nouveau le firmament des Dieux – ou plutôt de Dieu avec une majuscule. Bienvenue dans Siva. Mais qu’est-ce donc que ce « Système intelligent vivant et agissant » ? Est-ce une couche de neurones virtuels tout autour de Gaia, la déesse Terre ? Est-ce un parasite divin, investissant l’enveloppe réelle d’une petite fille qui en devient ainsi « la Voix de l’IA » ? Siva est une construction, explique l’un des personnages du premier roman de ce qu’on a appelé la Trilogie divine. Siva est « un artefact. Il est ancré ici, sur terre. Littéralement ancré. Mais puisque pour lui l’espace et le temps n’existent pas, il peut se trouver à l’endroit et à l’époque de son choix. Il a été construit pour nous programmer à la naissance. Normalement, il envoie de très courtes rafales d’information aux nouveau-nés, l’engramme de directives qui filtreront à intervalles réglés par l’hémisphère droit de leur cerveau, tout au long de leur existence et dans les circonstances appropriées. » Pour la première fois, Dick utilise effectivement le terme d’IA, mais dans un sens à se faire tordre d’horreur métaphysique les chantres de ladite Intelligence artificielle : non pas athée, pour mieux signifier la capacité de l’homme à se passer de Dieu, mais totalement mystique, comme une expression de la divinité, nécessitant par ailleurs le terminal d’une fille pour s’exprimer. Cette Intelligence artificielle-là, aux desseins et chemins bien complexes, n’a plus rien de rationnel. Si l’on oublie le délire divin, elle rejoint sous ce regard impalpable les chariots autonomes d’En attendant l’année dernière. Mais elle s’y oppose également, car ses bestioles vitales étaient bel et bien créées par un être humain, l’ingénieur Himmel. Elles ne prétendaient en aucune façon à l’absolu. À l’inverse, l’Intelligence artificielle classique, née en 1956 lors d’une célèbre conférence, cultivait une ambition quasiment démiurgique. Sauf que cette volonté démesurée était athée – comme le Grand O – et pas gnostique. L’écrivain ô combien variable détourne le concept même d’IA, s’inspirant de sa haute stature dans le ciel… pour mieux rendre à ce même ciel son caractère divin. La clef de cette gymnastique, de cette transformation d’une IA athée en IA divine, tient en un mot : l’information. Selon Fat en effet, l’anti-héros de Siva, « l’univers est composé d’information »3. Que la vie comme l’intelligence ne soient qu’information ? C’est bien dans ce dogme que se rejoignent le mystique improbable Philip K. Dick, les chevaliers de l’Intelligence artificielle classique mais aussi leurs pairs scientifiques, à la fois concurrents et complémentaires, de ce que l’on a appellé la Vie artificielle.

1 Philip K. Dick, « Guerre sainte » (1966), dans Nouvelles, 1963-1981, Denoël/Présence (1998), p. 335.
2 Philip K. Dick, « L’homme-variable » (1953), dans Nouvelles, Tome 1 1947-1953, Denoël/Lunes d’encre (1987, 1996), p. 263-348.
3 Philip K. Dick, Siva (1978, 1981), dans La Trilogie Divine, L’intégrale, Denoël/Lunes d’encre (2002), p. 273-511.

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