PRÉ-PERSONNES



Est-ce sa seule faute de goût ? Ou est-ce la nécessaire démonstration de la fragilité de tout travail d’écriture à haute teneur délirante et philosophique, mais aussi de tout travail d’interprétation par quelque lecteur une ou ou deux générations plus tard ? Écrit en 1973, soit dans une période fort christique de son auteur, « Les pré-personnes » est une fable « pro-life ». Le gourou malgré lui de l’immense famille hippie imagine une société autorisant à ses ouailles adultes « l’avortement a posteriori » des enfants jusqu’à douze ans, âge auquel leur faculté à aborder l’algèbre prouverait l’incorporation d’une âme en leur être : « Les parents appliquaient une extension de l’antique loi sur l’avortement, qui leur permettait de supprimer un enfant avant sa venue au monde : parce qu’il n’avait pas d’“âme”, pas d’“identité”, on pouvait en moins de deux minutes l’évacuer par aspiration. Un seul médecin pouvait pratiquer une centaine d’interventions par jour, et c’était légal puisque l’enfant à naître n’était pas un “humain”. Rien qu’une pré-personne. Et c’était la même chose désormais avec ce camion ; on avait simplement reculé la date à laquelle l’âme venait s’intégrer au corps. »1 Cet argumentaire ô combien déstabilisant pour tout lecteur post-soixante-huitard à la conscience de gauche interroge les limites de l’exercice affabulatoire de l’écrivain de SF. Lorsqu’il s’agit de dénoncer quelque réchauffement climatique, le système d’exagération ne choque guère que les ultra-rationnalistes. S’il s’agit de déshabiller la publicité et sa capacité future à pénétrer jusqu’aux tréfonds de notre esprit, même un pubeux peut trouver matière à sourire et à réfléchir dans une mise en scène de mauvaise foi. Mais dans « Les Pré-personnes », le sujet touche à la famille et à l’amour de chacun pour sa marmaille – et Dieu sait (ou ne sait pas) à quel point nous sommes plus attachés à nos enfants qu’à nos publicités et à nos convictions plus ou moins écologiques. Le pont intellectuel et satirique que bâtit l’écrivain entre l’avortement d’aujourd’hui et l’assassinat de gamins de moins de douze ans – avec l’aval de leurs parents ! – pousse le pamphlet jusqu’au grotesque. La nouvelle se développe à partir de deux principes forts : d’une part la réduction à sa plus courte caricature d’une pratique thérapeutique et sociale, l’avortement ; d’autre part la conviction morale qu’il n’est pas possible voire qu’il est indécent d’affirmer qu’un fœtus n’a pas d’âme… Tout lecteur ou toute lectrice en désaccord avec cette hypothèse de l’âme du fœtus, ou défendant l’avortement pour des raisons humanistes, en est d’autant plus révulsé par l’exagération : dire qu’un enfant de dix ans n’a rien de spécifiquement humain, ou du moins pas plus qu’un ovule à peine fécondé, c’est proprement stupide, même pour le plus athée des WC Fields – ce comique qui clamait sa haine des mômes et des animaux. L’exemple des Pré-personnes démontre que la mécanique de séduction de la fable de science-fiction se grippe lorsqu’il manque à l’interprétation contemporaine une connivence avec le message plus ou moins finaud de l’auteur, connivence qui repose sur une même vision morale de ce qui serait humainement juste, et qui seule peut justifier aux yeux du lecteur l’immense et salutaire plaisir de la mauvaise foi. Après tout, ma gêne – comme celle de bien des amateurs de l’écrivain – vient sans doute, très simplement, que je ne partage pas sa conviction très catho que l’avortement n’est qu’un meurtre

1 Philip K. Dick, « Les Pré-personnes » (1973), dans Nouvelles, 1963-1981, Denoël/Présence (1998), p. 545.

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