FIN DU MONDE



Le décor apocalyptique, ou post-apocalypse, est un présupposé de la plupart des fictions de Philip K. Dick. Le pire comme évidence romanesque, croqué en quelques lignes, comme si de rien n’était. Mais le pire, toujours, par la main de l’homme, de ladite civilisation, de ses États pas forcément totalitaires et de ses multinationales aveugles aux catastrophes qu’elles suscitent. Le désastre comme une inexorable mécanique, mais fatale – à la façon d’une femme fatale, dont les formes et le sourire inoxydables semblent un puits d’oubli. Car l’apocalypse est belle. Elle a cette jeunesse éternelle des vieilles ruines, que la nature semble déguster de ses herbes folles au rythme du temps. Il y a comme un air de famille entre la colline de Mystra dans le Péloponnèse, dont les plantes dévorent les restes de Byzance, les arabesques turques et les pierres tombales de nos ancêtres francs, et les rues crades et enfumée, la demeure abandonnée où se joue le combat final avec les androïdes du Blade Runner de Ridley Scott en 1982. S’y retrouvent avec une sourde élégance cette somptueuse atmosphère de fin du monde, cette lente décadence des hommes et des choses qui habite le roman d’origine, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?. Ainsi ce lieu squatté par Isodore, personnage d’une douce schizophrénie, « dans le grand immeuble aveugle et dégradé, avec ses mille appartements inoccupés, qui retournait peu à peu, comme tous ses semblables, à l’entropie, aux ruines… À la longue, tout ce que contenait l’immeuble tournerait en ratatouille indistincte, fatras sans nom empilé du plancher au plafond de chaque appartement, couches indifférenciées d’un pudding hétérogène et pourtant homogène. Ensuite, l’immeuble lui-même perdrait peu à peu sa forme, rejoignant dans son ubiquité triomphante la cendre et la poussière. »1

Ainsi va la loi de l’entropie, en sens unique vers la « fin du monde ». Ou peut-être vaudrait-il mieux parler de « fin d’un monde », de « fins d’un monde » au pluriel ou du moins de « fin de notre monde ». Car ce qui risque la disparition à court ou moyen terme, ce n’est ni la terre ni même l’espèce humaine, c’est notre civilisation et son art de vivre. Alors, bien sûr, malgré l’hyperterrorisme, le réchauffement climatique et l’effet de Serre, les ravages du Sida, les menaces du nucléaire et les volailles transformées en grenades alimentaires, le bœuf qui dévore l’Amazonie ou l’azote qui vide des zones côtières de toute vie, la majorité d’entre nous ne veut admettre la forte probabilité d’un brusque effacement de notre monde quotidien – forte probabilité qui, d’ailleurs, n’est pas en soi un désastre, mais juste l’un des signes du tragique de l’existence. C’est là, dans le creux de cette impossible prise de conscience, que se niche le meilleur de la SF : trempée dans l’encre noire, elle est en effet l’un des rares genres à pouvoir concrétiser les fins de notre monde. Ainsi en est-il des Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, dont la clef tragique et on ne peut plus concrète, est la disparition des animaux, chats, chiens, chevaux, moutons, crapauds, chouettes ou mésanges, remplacés par leurs ersatz électriques auprès des êtres humains.


1 Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Champ libre (1969), p. 20-26.

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