SIMULACRES



Nous vivons La Vérité avant-dernière. Il y a eu la guerre. Totale. Nucléaire, chimique, ou sans doute les deux. Au point de rendre notre orange bleue inhabitable. Depuis des années, les anciens habitants du monde, devenus troglodytes malgré eux, triment dans les entrailles de la planète. Ils fabriquent des armes pour les robots des deux camps qui, eux, continuent le combat. C’est en tout cas la soupe tiédasse qu’un président simulacre leur déverse à la télé, lors de rituels cathodiques suivis par tous. Car cette figure de pixels n’est qu’une marionnette. Un leurre de vérité. Lorsqu’il est né, sans doute ce masque était-il nécessaire, pour préserver un lien virtuel entre les atomes éparpillés d’une humanité de taupes, et maintenir l’espoir, ne serait-ce que devant le canon à photons. Sauf que cette guerre, dans La Vérité avant-dernière, est bel et bien terminée, et que les hommes qui ont été les premiers à s’extirper de leurs souterrains au mépris des radiations se partagent désormais la surface de la Terre au rythme de sa décontamination1. Là est le terrible non-dit. Le simulacre, en revanche, se justifie officiellement par une parcelle de vérité : la planète est loin d’être entièrement habitable. Elle n’est absolument pas prête à accueillir la masse des populations d’en-bas – d’où ce leurre, qui les empêche de sortir et devient ainsi une protection des nouveaux maîtres à l’air libres. C’est un peu comme la lente évolution de nos démocraties, dont le totalitarisme tranquille prend la figure du politiquement correct, du pouvoir des corporations et de l’abrutissement audiovisuel et médiatique : le mensonge d’État ne peut être intégral et cultiver la brutalité d’un régime stalinien. Il se doit de cultiver quelque infime parcelle de vérité. Dans Le Zappeur de Mondes, par exemple, la mise en scène télévisuelle qu’organise la classe supérieure se justifie par l’inculture des « purzouves », masse des ouvriers et autres employés qui ne pourraient – officiellement – survivre à la disparition de leur spectacle à grande échelle de nouvelles armes ultra-sophistiquées à balancer sur l’ennemi soviétique. Pour asseoir leur pouvoir par quelque démonstration de magie, les prêtres de l’ancienne Égypte « employaient la pression hydraulique pour ouvrir à distance les portes de leurs temples. » Eh bien !, les puissants du Zappeur de Mondes, eux, fabriquent des « photos absolument claires, tridimentionnelles, ultrastéréophoniques et vidéomatiques, de constructions qui n’existent pas »2, et qui permettent de tenir coi le troupeau humanoïde avide d’images et de sensations.

Le président de Simulacres est comme celui de La Vérité avant-dernière un simple automate, réanimé régulièrement afin que chacun le voie et le revoie sur son écran et dans les « homéojournaux » électroniques. Mais il a une femme qui semble joliment tangible et qui participe au show de la gouvernance. Sauf que Nicole Thibodeaux, elle aussi, n’est qu’une actrice de « Storytelling », que l’on change à l’apparition des premières rides : « Cette femme n’est pas réellement Nicole et ce qui est pire c’est qu’il n’existe pas de Nicole ; il n’y a que l’image télévisée, en fin de compte, l’illusion du petit écran, et derrière, règne un autre groupe. Un corps constitué. Mais constitué de quoi et comment ses membres ont-ils acquis leur pouvoir ? Depuis quand le possèdent-ils ? Le saurons-nous jamais ? Nous sommes parvenus tellement près ; près de savoir tout ce qui se passe en vérité. La réalité derrière l’illusion, les secrets qui nous ont été cachés toute notre vie. »3 Là est la clef : non seulement ce symbole du pouvoir que l’on découvre telle une ombre spectaculaire, mais la crainte d’un quotidien qui serait à notre corps défendant intégralement dévoré par le simulacre. C’est ainsi que les habitants de la lune de Callisto, dans « À l’image de Yancy », mangent et boivent les produits que Yancy mange et boit à l’écran, s’habillent de fringues de marques qui sont celles que porte Yancy, jouent aux jeux de la famille de Yancy, s’approprient les clichés éculés de Yancy, voient l’histoire de la Galaxie selon la vision de Yancy, etc. Soit le « premier État totalitaire pleinement réussi » car inoffensif et banal, s’inflitrant grâce aux techniques de communication « dans toutes les sphères de l’existence »4. La violence n’est plus physique mais métaphysique. Mieux : comme une drogue, à l’instar de la puissance de séduction de la télé-réalité sur les jeunes, cette nouvelle forme de servitude volontaire suscite le désir. Yancy, figure de synthèse « fondée sur un certain nombre de personnages typés », a pris le temps nécessaire pour s’installer dans la tête des gens de Callisto. Ce monde de Yancy est peu ou prou notre société à nous, telle que décrite en 1981 par Jean Baudrillard dans Simulacres et Simulation5. Ou telle qu’elle transparaît lorsque l’on découvre deux des trucages de la cérémonie des Jeux Olympiques chinois de l’été 2008 : les vrais faux feux d’artifice et la petite fille en « playback » – en lieu et place d’une mignonne ayant certes la voix mais ni la dentition ni la plastique voulues pour les télés de la planète. Car la révélation, ce bref éclair de vérité, ne dévoile pas l’exception d’une triche, mais bien au contraire la permanence d’un univers où les simulations de réalité auraient remplacé leurs modèles. Soit une société « toute fausse », où la notion de vrai ne serait plus elle-même qu’une fiction parmi d’autres.

Certes outrée, cette thèse d’une société urbaine gouvernée par le simulacre, frappe juste en notre époque de défiance vis-à-vis des médias et d’amour du virtuel. Elle souligne a contrario le caractère salutaire de la fiction s’assumant comme fiction. Ainsi ce numéro de juin 2008 du mensuel Chronic’art : un numéro « tout faux », entièrement fabriqué de faux sujets, faux reportages, fausses photos et fausses critiques de faux disques et faux livres. Étrange paradoxe : une fois sa « vérité » révélée, le numéro « tout faux » devient une totale fiction et gagne ainsi une crédibilité nouvelle. Car cette fois, il n’y a plus le moindre doute quant à la part de vérités, de mensonges ou d’exagérations qui l’habitent : se donnant au départ comme un produit journalistique, il change de statut et devient un produit littéraire. La certitude de l’imposture abolit l’équivoque du journal censé traduire la réalité. Rien n’est vrai dans le numéro 46 de Chronic’art6, sauf son mensonge intégral. Il s’agit donc d’un vrai support imaginaire, qui se revendique comme fiction. Sauf que cette fiction éclaire d’une lumière révélatrice le monde du journalisme auquel appartient Chronic’art. Il met le doigt sur un doute fondamental, qui se nourrit depuis des années de petits et grands « scandales »… Et cela ne rate pas : dès la sortie de Chronic’art en kiosque, un journaliste de la radio France Info se saisit d’un sujet qu’il prend pour vrai, et, sans citer sa source, s’approprie l’existence de ce « William Saxter » qui aurait « prédit internet en 1958 ». À l’instar des vraies fictions de Dick, ce faux mensuel très dickien est devenu une épreuve de vérité.


1 Philip K. Dick, La Vérité avant-dernière, Ailleurs & Demain/Robert Laffont (1964, 1974).
Présence (1998).
2 Philip K. Dick, Le Zappeur de mondes (1965) dans Dédales sans fin, Presses de la Cité/Omnibus (1993), p. 559.
3 Philip K. Dick, Simulacres, Calman-Lévy (1964, 1973), p. 217.
4 Philip K. Dick, « À l’image de Yancy » (1954), dans Nouvelles, 1953-1963, Denoël/Présence (1997), p. 314-341.
5 Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée (1981).
6 Chronic’art n°46, juin 2008 (http://www.chronicart.com).


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