SCHIZOPHRÉNIE (et autres maladies mentales)



Des Clans de la Lune Aphane à Au bout du Labyrinthe, et du Dieu venu du centaure à Glissement de temps sur Mars, les personnages de Philip Kindred Dick sont tous psychotiques ou ne sont pas, au sein de fictions qui dessinent des univers sous le joug des multiples facettes de la folie. Il faut dire que l’écrivain naviguait lui-même entre schizophrénie légère et paranoïa montante. Sans le savoir, il vivait par avance un futur intégralement maboule, et donc s’agitait déjà au cœur de notre présent.

Chez Dick, la maladie mentale n’est pas l’exception mais la norme.

Nous autres Occidentaux nous croyons sains d’esprit. Erreur : nous sommes tous tels les Terriens du Bal des Schizos, invités par le gouvernement à entrer d’eux-mêmes « dans une clinique de santé mentale », comme un devoir civique. Nous sommes tels les Heebs, Polys, Pares, Ob-Com, Manses et Deps des Clans de la Lune Aphane, pilotés par leurs errements, spirituels ou non, leurs manies et autres phobies. La Terre n’est plus qu’un asile d’aliénés, appelé avec élégance « volière » dans Au bout du Labyrinthe. S’y ébattent sans doute, aujourd’hui plus encore qu’hier, les ego multiformes des schizophrènes à tendance polymorphe, pour les créateurs enfantins, ou à tendance paranoïaque pour les frappés de l’hyper-prudence, sans oublier des hébéphrènes, lymphatiques, crades et parfois visionnaires, des obsessionnels-compulsifs, des dépressifs finaux ou des nazillons maniaques1. Fille de ses propres psychoses, la vision de l’écrivain de science-fiction anticipe l’évolution de nos psychoses à nous : de moins en moins névrotiques, et de plus en plus schizophrènes.

De fait, l’auteur déjanté partage avec Gilles Deleuze le principe, a priori scandaleux pour un pouvoir raisonnable, d’une schizophrénie protéiforme se situant au-delà de tout jugement moral. Mieux : il pratique lui-même dans ses textes une sorte de schizo-analyse, sauvage comme il se doit. La première étape, pour en comprendre le délire et son actualité, est de séparer le constat d’une société devenue globalement schizophrène, ou du moins autiste, et les degrés variés de ce caractère psychotique si généreusement partagé, notamment chez ces patients de grande classe que sont les psychiatres.

Sur la face sud ou lumineuse de ladite maladie, ô combien créative, se dessinerait les contours d’une schizophrénie « douce » - comme il existe des chansons de même nature. Lui-même atteint par ce « virus » plutôt bénin, le réparateur de Glissement de temps sur Mars en découvre le développement dans l’évolution de l’école communale de son fils, où officient des Machines éducatives névrosés aux patronymes du type « Portier Coléreux » : « Jack se rendit compte qu’il s’agissait d’un combat entre la psyché composite de l’école et les psychés individuelles des enfants (…). Un élève qui ne répondait pas d’une manière adéquate était considéré comme autistique – c’est-à-dire orienté selon un facteur subjectif qui prenait la priorité sur sa compréhension de la réalité objective. » Cet état autistique, fort commun, caractérise dans l’histoire de la colonie martienne « une personne qui ne pouvait plus se conformer aux exigences implantées en elle par la société. La réalité que fuyait le schizophrène – ou plutôt à laquelle il ne s’adaptait jamais – était la réalité de la vie communautaire, de la vie dans une culture donnée ayant des valeurs données ; il ne s’agissait pas de l’existence biologique, ni d’une quelconque forme de vie héréditaire, mais bien de la vie qu’on lui inculquait. »2 Cette humeur autistique, pour reprendre l’une des expressions de Jack, serait donc selon la vision peu rigoureuse scientifiquement de Dick une « forme infantile de la schizophrénie ». Soit une forme de dérive qui me semble être devenue peu ou prou la maladie de tous en notre troisième millénaire capitaliste, individualiste et égotique, où le moindre promeneur urbain s’enferme dans sa bulle avec des écouteurs sur les oreilles. Illustration parmi d’autres : le succès démentiel, au sens propre, des autistes « Asperger » dans le monde de l’informatique et du multimédia, notamment au sein de la Silicon Valley, temple californien du numérique où ils s’appellent eux-mêmes les « Aspies ». Ces autistes-là sont des surdoués ultra-pointus voire obsessionnels, qui communiquent mieux avec des machines qu’avec des humains. Hier victimes de leur pathologie sociale, les voilà adulés pour leurs défauts par les Google, Amazon et autres Microsoft, ce dernier ayant été jusqu’à développer des crèches adaptées aux enfants autistes de ses salariés, ces « geeks » élevant leurs mômes dickiens comme de futurs « geeks » pendus à leurs écrans et autres consoles.

Sur la face nord, plus sombre de la schizophrénie, en revanche, il y a Manfred et son « monde-tombe ». C’est lui dont le temps « glisse sur Mars ». Il court plus qu’il ne marche, « évitant les gens comme s’ils n’étaient que des choses tranchantes et dangereuses ». Mille fois plus absent au monde et à lui-même qu’un « Asperger », ce psychotique lourd vit un trouble permanent de la durée : son « environnement est tellement accéléré qu’il ne peut plus l’affronter ; en fait, il est incapable de le percevoir correctement, exactement comme si nous regardions un programme de télévision en accéléré, dans lequel les objets fileraient si vite qu’ils en deviendraient invisibles, et dont le son ne serait plus qu’un charabia incompréhensible. »3 Moins aigü sans doute, mais fort grave, se détache également de la prose azimutée de Dick l’archétype de la personnalité « schizoïde », dont Pris, dans Le Bal des Schizos, serait l’idéal-type. Pris est une superbe jeune fille brune à laquelle il manque l’étincelle de chaleur humaine. Au sens métaphorique et non physique du terme, elle est « androïde ». Un zombie. Un somnambule. Le genre de fille à sauver le livre rare plutôt que le chat dans un incendie. Fermée, cérébrale, ultra-rationaliste, elle ne se met jamais à la place d’autrui. Elle prend mais ne donne pas4. Et visite régulièrement la clinique de santé mentale tout comme ses frères et sœurs d’aujourd’hui se rendent régulièrement sur le divan de psychanalystes tel Charles Melman. Dès la fin du XXe siècle, cet honorable docteur repérait encore dans son cabinet quelques « névrosés ». À lire son livre, L’homme sans gravité, il n’entend plus désormais que des « pervers », des individus que Dick aurait qualifié de schizoïdes : soumis à un « trop-plein d’affect, mais d’affect inadéquat ». Plus de pères ou de mères. Plus de citoyens. Plus d’adultes. Plutôt des patients égotistes, débordant d’envies mais sans aucun désir. Avec comme une césure entre les rêves de leur intérieur et leur incapacité à amadouer l’extérieur pour que se rejoignent ces mondes intérieur et extérieur en des actes censés. Cette femme qui rêve d’avoir un enfant n’est-elle pas la sœur des schizophrènes à l’esprit androïde qui peuplent les livres et scénarios de Philip K. Dick ? « Elle a exigé que je lui parle, raconte Melman, elle s’est mise à pleurer parce que je ne lui parlais pas. Et elle a fini par convenir d’elle-même qu’elle s’était organisée en se blindant – une image qui n’est pas indifférente quand il s’agit d’avoir un enfant, parce qu’effectivement je ne vois pas comment on pourrait pénétrer un corps blindé – et qu’elle vivait comme une machine. »5 Cette femme donne d’abord le sentiment d’être une belle mécanique, une fusée dans l’espace intersidéral, solide, sûr d’elle-même. Mais ce n’est qu’un leurre de notre nouvelle économie psychique : cette petite marionnette d’humanité vogue, ballottée dans les airs, cherchant des Dieux aux braquemarts géants et ne trouvant que des anges asexués. Elle ne sait plus quelle est sa réalité. Son monde s’évapore, se dédouble, le faux devient vrai et réciproquement… Elle pourrait être Pris dans Le Bal des Schizos. D’ailleurs l’est-elle peut-être « réellement ».

Qu’il y ait des erreurs d’analyse médicale chez Dick ? Bien sûr. Mais cela a-t-il quelque importance ? L’enjeu qui semblait le sien n’en reste pas moins prémonitoire du nôtre, dans notre univers urbain de réification ô combien autistique : non plus respecter d’illusoires règles de la bonne santé, mais composer avec, jouer ou se jouer de ses propres dérives psychiques pour ne pas sombrer dans la schizophrénie profonde de l’homme-machine. Qui nous guette.


1 Philip K. Dick, Les Clans de la Lune Aphane (1964), dans le recueil Dédales sans fin, Presses de la Cité/Omnibus (1993), p. 72-77.
2 Philip K. Dick, Glissement de temps sur Mars (1956), dans le recueil Substance rêve, Presses de la Cité/Omnibus (1993), p. 300-301.
3 Philip K. Dick, op. cité, p. 276.
4 Philip K. Dick, Le Bal des Schizos, Champ Libre (1972).
5 Charles Melman, L’Homme sans gravité, Jouir à tout prix, Entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, Denoël (2003).

Nos partenaires et nous-mêmes utilisons différentes technologies, telles que les cookies, pour personnaliser les contenus et les publicités, proposer des fonctionnalités sur les réseaux sociaux et analyser le trafic. Merci de cliquer sur le bouton ci-dessous pour donner votre accord.