BOMBE (NUCLÉAIRE)



La bombe atomique est partout et nulle part. Métaphore de l’inéluctable catastrophe, elle se situe en amont de l’histoire que raconte l’écrivain, comme son invisible prémisse. Elle n’est pas l’objet du récit, mais le prétexte idéal de sa face noire, du moins dans les années 1950 et 1960, marquée par ce que d’aucuns ont appelé « l’équilibre de la terreur ». La guerre nucléaire est donc l’évidence a priori de la verve pessimiste qui habite le plumitif lorsqu’il a perdu la foi dans le progrès scientifique. Comme le dit Philip K. Dick dans un court texte de réflexion, paru dans une revue liliputienne en 1955, l’auteur de science-fiction se sent dès lors contraint d’endosser « le rôle de Cassandre », du moins s’il est lucide et s’il ne croit pas, comme certains indécrottables naïfs et autres valets du technocratisme « qu’en se réveillant un beau matin ils vont apprendre que des Martiens à l’esprit supérieur ont subtilisé toutes les bombes, toutes les armes pendant la nuit, et ce pour notre plus grand bien. S’il est sincèrement convaincu que nous courons au suicide à l’échelle de l’espèce tout entière, ses récits souriants – tout habiles et intéressants qu’ils soient – ne sont plus que des passe-temps oiseux. »1 Or cette désillusion, cette défiance par rapport au positivisme et ses lendemains de bonheur gratis, que peu d’auteurs ou même de simples citoyens partagent jusqu’à la deuxième partie des « sixties », est dorénavant chose commune – même si sous-évaluée par nos contemporains. Qu’importe le vecteur de notre autodestruction, bombe nucléaire, tripatouillages génétiques ou réchauffement climatique comme dans Le Dieu venu du Centaure : par la grâce de sa paranoïa, Dick raconte notre présent, voire notre futur, plus qu’il ne témoigne de son présent à lui – qui est notre passé. L’explosion nucléaire, sous sa plume, pourrait tout autant être de l’ordre de la fusion, des nanotechnologies ou même de la finance mondiale disséminant son épidémie spéculative de par le monde. Elle n’est que le meilleur symbole d’une apocalypse née de la main de l’homme, au nom du progrès qui se renverse en son envers. Sous ce regard métaphorique, elle dessine donc la figure, naturellement floue, non de la fin du monde, mais de la fin certaine de notre monde familier.

La bombe fournit le paysage idéal de « l’après » : celui de Blade Runner, de Dr Bloodmoney, de La Vérité avant-dernière et d’un nombre hallucinant de nouvelles comme Autofab ou Consultation externe. La bombe est ou a été, et ne suscite en conséquence de son largage aucun pathos. Elle aurait plutôt l’humeur satisfaite de Paul Tibetts, pilote du bombardier Enola Gay qui, le 6 août 1945, a lâché l’engin atomique sur Hiroshima, et qui jusqu’à sa mort le 1er novembre 2007 n’a jamais émis le plus infime regret sur ce geste. Elle est tombée, un point c’est tout, telle une sinistre destinée, indépendante de toute volonté humaine à l’instar de celle qui fait délirer le docteur Stockstill dans Dr Bloodmoney. Comme si « Quelque chose s’était détraqué dans le système automatique de défense spatial et le cycle de réaction se déroulait… et personne ne pouvait y mettre fin. »2 La bombe ? Une simple panne. Un échec. Un hasard. Bref, un assassinat collectif sans intention ni coupable apparent. « C’est l’impersonnel qui nous a attaqué », songe Stocksill, « Voilà ce que c’est : il nous attaque du dedans et du dehors. La fin de la coopération à laquelle nous nous efforcions tous ensemble. »

Le krach nucléaire est d’abord un processus, une chaîne d’autodestruction qui donne le sentiment d’évoluer toute seule, comme si personne ne pouvait y mettre fin. Et c’est pourquoi il est le frère du krach boursier, tous deux ayant pour père « l’accident intégral » dont parle Paul Virilio4.
Paul Tibetts, aimable largueur de bombe tout plein d’une triste satisfaction de professionnel, pourrait s’appeler Jérôme Kerviel, et le docteur Stockstill signer sous le nom de Bernard Madoff.

Fille de Nietszche, loin des chèvres de l’humanisme, de son principe de précaution et de ses leçons de « moraline », la bombe de Dick est l’ignoble et merveilleux vecteur de la fatalité. Elle en devient une métaphore de la tragédie humaine. Un symbole à transcender dans « l’au-delà » de la catastrophe, lorsqu’il s’agit de réapprendre à vivre, entre simples survivants d’un monde dévasté, quand il n’y a plus d’autre choix que de réinventer son monde sans le moindre écran à disposition. Philip K. Dick – comme d’ailleurs John Brunner ou Norman Spinrad –, pratique ici ce que le philosophe et polytechnicien Jean-Pierre Dupuy appelle en notre XXIe siècle le « catastrophisme éclairé ». L’écrivain ne rejette pas la mort de la société occidentale, mais au contraire l’accueille et l’expérimente sur le divan de ses talents plus intuitifs que raisonnés et raisonnables. Véritable ruse métaphysique, son astuce narrative de « l’après » débarrasse l’homme de la responsabilité et surtout de la culpabilité du mal – là où l’homme d’aujourd’hui a plus que jamais tendance à humaniser toutes les catastrophes, y compris naturelles, pour mieux s’aveugler dans un infâme brouillard de bien pensance. Ainsi nettoyée de ses effets pleurnichards, de cette radioactivité de la mauvaise conscience, la catastrophe se mue en « une surnature, une transcendance laïque, une entité en surplomb sans malignité mais extrêmement dangereuse, qui peut nous laisser tranquilles tant que nous ne la défions pas. »3 Mieux, telle la bombe de Dick, elle peut enfin être interrogée dans sa toute puissance de destruction… et potentiellement de reconstruction. Cette mort indéniable, destin inéluctable, retrouve son double sens de fin et de départ.


1 Philip K. Dick, « Le pessimisme en science-fiction », dans Nouvelles, 1953-1963, Denoël/Présence (1997), p. 10.
2 Philip K. Dick, Dr Bloodmoney (1965), dans le recueil Substance rêve, Presses de la Cité/Omnibus (1993), p. 516-517.
3Jean-Pierre Dupuy, Petite métaphysique des tsunamis, Seuil (2005), p. 27.
4 Paul Virilio, L’université du désastre, Galilée (2007) et L’accident originel, Galilée (2005).

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